Chapitre 0 : Lettre de démission
Paris, le 23 septembre 1983
Si vous lisez cette lettre, c'est que je suis mort.
J'espère réussir mon coup, je me tâte sur le scénario, car si j'échoue, il n'y aura pas de deuxième prise. Se trancher les veines ? Mes quinze ans sont révolus et je possède peu de chances de lancer une carrière d'empereur romain au XXe siècle.
Hara-kiri ? Dans l'air du temps depuis la fin de l'ère Meiji, enfin, ce genre defolklore exotique est réservé aux stars.
Des médicaments ? Ça harcèlera mon foie pendant trois jours, et qui sait quel salopard de bon samaritain débarquera pour m'emmener à l'hôpital, parce qu'il m'aura entendu gémir comme un porc éventré. Noyade ? Mes poumons apprécient l'oxygène, en plus, sauf avec deux pierres aux pieds, mon cerveau m'obligera à remonter. Pendaison ? Il paraît qu'on reste conscients dix longues minutes, et tandis que la corde s'affaire à tirer sur les cervicales, les sphincters se relâchent.
En parlant de se lâcher... la défenestration semble efficace aux premiers abords, si on excepte le fait de se broyer les jambes ou la moelle épinière et ainsi rouler sur ses capacités physiques, tel Stephen Hawking, les cent soixante de Q.I. en moins. Balle dans la tête ? C'est la saison de la chasse, mais manque de chance, j'exhibe peu de poils et je ne remue mes pattes arrière que contre de la thune. Reste une dernière solution, industrielle : le dioxyde de carbone. S'échapper lentement dans les vapes d'un pot d'échappement, rendez-vous compte... Le meilleur moyen de mettre fin à ses jours réside dans n'importe quelle voiture. Nous, les conducteurs, ne sommes-nous pas en train de nous asphyxier sur cette Terre ? En parlant de menaces qui me dépassent, mon abri antiatomique semble l'endroit parfait.
Tout le quartier s'est moqué de moi lorsque j'ai bâti ce cube en béton armé au fond de mon jardin, contenant assez de riz pour rassasier un régiment de pékins. Autant qu'il me serve à quelque chose. Passons aux raisons, je ne déprime pas dans mon esprit, j'aspire à ne plus subir mécaniquement chaque journée. Je ressens les fils qui tirent sur mes bras et mes jambes de Pinocchio. J'ingurgite ces mots, ces expressions, ces idées qu'on enfonce, au quotidien, dans ma tête via la télévision, le journal, la publicité et que je mâche, mouvé dans le troupeau.
Lorsque Charles Darwin a découvert sa théorie de l'évolution, il a compris : l'humanité demeure une erreur, un avortement parti en couilles de Dame Nature. Chaque jour, nous singeons les sourires, soupirant les tristes souvenirs sous les
rires. Et dans cette sordide souricière, chaque soumis est condamné à perpétuité à téter les mamelles de sa Mère Nourricière. Dans ces interminables tunnels, au mieux, nos chemins de croix se croisent.
En vérité nous bornons le Grand Voyage de l'existence, comme si l'autoroute dure éternellement, alors qu'à l'arrivée se dresse un péage, le seul qu'on n'ait jamais pu éviter. Les sens qu'on affirme sur la vie sont des contresens dans un Univers qui s'étend sans attendre les poussières. On se ment à soi-même, se résignant un peu plus chaque jour sur nos rêves éteints, mais qui nous éclairent encore, telles des étoiles lointaines.
Aujourd'hui, j'ai décidé de dévoiler la vérité : je ne deviendrai jamais une star, ou un super-héros qui va sauver la veuve et l'orphelin. Comment apprécier la société lorsqu'on sort d'une capote craquée ? Nés pour mourir. Je lègue tous mes biens aux orphelinats, peu importe lesquels, qui s'échinent à cultiver de jeunes pousses sans racines, comme moi, Stanislas Simon.
PS : Un dernier commentaire avant qu'on ne m'enterre : j'opte pour l'incinération, jetez mes cendres dans un parc, elles serviront d'engrais aux plantes.
À celui qui découvrira mon cadavre, d'avance je m'excuse pour vos narines et vos yeux vierges. Je vous vouvoie, et moi, je me tue moi.
Chapitre I : La faucille et le marteau
Sous le grade de lieutenant-colonel, Piotr Petrov travaillait dans l'armée, dans la quinzième division des forces aériennes de l'Union des républiques socialistes soviétiques. Plus précisément, il contrôlait toute incursion dans l'espace aérien russe. Il résidait dans la ville au nom non moins soviétique de Serpoukhov-15. Seuls les soldats et leurs familles avaient le droit d'y loger. Cet emplacement, rigoureusement gardé, à cent kilomètres au sud de Moscou, était en réalité une base militaire disposant d'un arsenal « de dissuasion ». À ce titre, elle abritait divers bâtiments, ainsi qu'une casemate sous cinquante-trois mètres de profondeur.
L'officier se leva tard en ce dimanche vingt-cinq septembre, onze petits degrés stagnaient dans le thermomètre en mercure. Par la fenêtre, le brouillard embrumait les kolkhozes qui bordaient l'horizon. Son appartement s'inscrivait dans un menhir gris, accolé à des dizaines d'autres, un Stonehenge de barres d'immeubles. Des champignons d'humidité poussaient sur les plafonds, et l'ascenseur fonctionnait quand lui le souhaitait. Les dalles de l'escalier tenaient, mais il valait mieux ne pas baguenauder sur les rambardes en fer. Piotr s'extirpa de la chambre à coucher, et embrassa sa femme, une grande blonde, à la taille élancée et aux pommettes saillantes. Ses yeux charbonneux contrastaient avec sa couleur de cheveux et sa peau de lait. De charmantes taches de rousseur ornaient son faciès.
« Je suis de garde cette nuit Anastasia, annonça le soldat dans la cuisine. »
- Réveillé à midi, je m'en doute, répondit sa compagne ensouriant. Mange.
Elle déposa sur la table à manger des « pelmenis », des raviolis au fromage et à la crème qui trônaient sur la poêle. La nappe jaune et blanche fourmillait de tournesols. Contrairement à la viande, le formica régnait dans la cuisine. L'épouse appréciait que son mari ne fût pas envoyé en Afghanistan au doux contact des moudjahidines. Les années héroïques de Piotr se conjuguaient au passé, il revêtait un grade prestigieux, un poste à très hautes responsabilités, un peu planqué, certes, mais qui permettait de fonder une famille. Le couple mettait du cœur à l'ouvrage, ça entrait, mais ça ne sortait jamais. Piotr avait trente-huit ans et Anastasia trente- deux. Cette dernière passait son temps à le tanner sur le vieillissement de ses ovules et qu'un jour, il serait trop tard. Elle tirait sur la corde, et pas seulement qu'elle, mais elle ne comprenait pas ce qui clochait, et son mari non plus. Néanmoins, il se rassurait en écoutant les plaintes de ses collègues, géniteurs d'une marmaille de merles qui piaillaient à chaque repas. Derrière les trois rangées de médailles de bravoure, de courage et clinquantes croix d'honneur qu'annonçait son uniforme, ses journées se résumaient à fixer un écran. Ce radar était synchronisé à un satellite en orbite qui indiquait, via des points lumineux, les objets volants identifiés, ou non. Il prenait mécaniquement la relève, accompagné par l'ennui, cet enfant de la bureaucratie et le père de la routine. Lorsque le militaire se rendit à pied au bunker, pour la énième fois, il s'arrêta un instant et observa la forêt de ciment autour de lui. Même si la ville disposait d'importants moyens financiers pour la sécurité nationale, la première impression qui se dégageait de la pâleur des immeubles, des routes défoncées, des trottoirs craqués, présentait celle d'un lieu stagnant, figé dans les années soixante. Piotr ne s'en plaignait pas, il avait grandi dans la campagne profonde, sans courant ni eau courante, où seul le feu aidait à braver les hivers interminables. L'électricité et une douche chaude par jour, deux luxes dont l'officier jouissait désormais.
Une fois les grilles et les gardes franchis, Piotr s'engouffra dans levaste tunnel souterrain menant au centre de contrôle. Des véhicules et des patrouilleurs défilaient. Il salua nombre de collègues sur le chemin par des « privet » sans conviction. Toutefois, Piotr discuta avec son ami Dimitri, dont il prenait la relève. La poignée de main de ce dernier fut ferme, celle de Piotr molle. L'un rentrait chez lui, tandis que l'autre venait s'enfoncer dans le fauteuil de son bureau.
« Tout s'est bien passé, déclara Dimitri, comme d'habitude, je me demande si on devrait nettoyer les toiles d'araignées dans les silos...
L'État-Major ne desserre pas les dents depuis Sakhaline au début du mois, ils craignent la réaction des Amerloques. Dans notre espace aérien... Franchement pourquoi fouinait-il là, cet avion coréen, hein ? »
- Ça va se tasser Dimitri, répondit Piotr. Même si nous nous détestons, ils comprennent que les erreurs arrivent.
- Ils nous espionnent sans cesse et lorsqu'on les prend la main dans le sac, ils jouent les vierges effarouchées. On a dézingué un de leurs zincs, ouais, hé ben ça vaut pour tous les autres. Eux et leurs foutus coucous furtifs... sans parler de leur guerre des étoiles. Tu y crois à cette histoire ?
- C'est possible, cependant aucun système antimissile n'est infaillible. Le président américain bombe le torse pour rassurer ses amis à l'Ouest. Le projet débute, nous les rattraperons, comme toujours. Je m'inquiète plus concernant l'Afghanistan. La situation y est instable.
- Maudit pays montagneux, des offensives se préparent pour reprendre les axes principaux aux rebelles. La bombe atomique est tellement puissante qu'elle devient inutile... Si l'ennemi l'a, les répercussions sont terribles, et s'il ne l'a pas, on réduit en cendres le territoire qu'on pouvait conquérir. Enfin bref, j'ai terminé mon service, reste modéré sur le café. Sinon, tu t'exciteras sur les mouches toute la nuit.
- J'en boirai juste assez pour ne pas roupiller. Repose-toi bien. À demain.
- Do vtretshi, camarade.
Dimitri se retourna et s'éloigna dans le couloir monotone. Les austères parois s'exhibaient grâce à des néons qui agressaient les pupilles. Piotr prépara la machine à café, il empoigna une tasse, la toute première, pour survivre à son voyage au bout de la nuit. Adossé sur sa chaise, il s'empêchait de regarder l'heure, de cette façon, les aiguilles tournaient plus rapidement. Dans ses songes, il scénarisait une attaque ennemie, alors que l'idée du devoir de réaction contre la moitié de l'humanité le terrifiait. Il en avait rêvé d'appuyer sur le bouton rouge avec son pouce, lentement, attiré par l'apesanteur de la destruction, telle une allumette qui chute dans un puits de pétrole. Heureusement, il ne pouvait appliquer ce pouvoir suprême qu'avec l'accord d'une immense chaîne hiérarchique, allant de Berlin-Est jusqu'à Vladivostok. Même effleurer cet objet apocalyptique appartenait au domaine de la science-fiction, y compris pour un officier. Un carré en plexiglas entourait le réceptacle, sécurisé par une serrure. Et même si on parvenait à la forcer, les codes d'accès changeaient par intervalles de huit heures. Une colonie de boutons, de toutes les couleurs, avec graphiques et diagrammes verts étaient exposés sur le panneau de contrôle. Au-dessus de ce dernier, une vitre horizontale donnait sur une ogive atomique. Il en existait huit mille cinq cent trente-deux dans toute l'Union. Cet arsenal suffisait pour pulvériser la Terre, la Lune, Mars, Jupiter et Neptune. Par un bruit strident, l'alarme retentit. Piotr, avachi dans le fond de son siège, se débarbouilla de son demi-sommeil. Une lueur rouge-
écarlate tournoyait et clignotait sur ses joues. « Encore un exercice de tests ! » maugréa le soldat avant de remarquer les scintillements sur le moniteur. Cinq petits points bipaient vers le centre. L'ennui de l'officiel mourut et accoucha d'une pression sans précédent. Halètements et sueur se mélangèrent sur le visage du contrôleur. Une drôle de sensation emplit son ventre. Ses mains tremblèrent avec une magnitude de huit sur dix, sur l'échelle de Richter. Le protocole indiquait la marche à suivre, en cas de frappes nucléaires, l'URSS disposait de quatre minutes et trente secondes pour répliquer au maximum de ses capacités. Passé ce délai, la Mère Patrie se transforme en Pompéi. Pétrifié, Piotr réfléchit pendant une minute.
Une erreur matérielle lui semblait possible. La sonnerie du téléphone rouge dans son dos interrompit sa réflexion. Piotr décrocha.
« Ici l'État-Major, annonça l'appelant. Pourquoi votre poste s'alerte ? Répondez. »
- Lieutenant-colonel Petrov au rapport, camarade. Le satellite Cosmos mille trois cent quatre-vingt-deux a détecté cinq objets volants non identifiés qui se rapprochent.
- Je transmets. Patientez.
Durant cette dizaine de secondes, Piotr s'imagina Iouri Andropov, le secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique, tiré de son lit au Kremlin. Le commandement reprit la parole :
- L'OTAN est passée à l'action pendant un exercice sur le continent européen. D'autres bases le confirment. Codes nucléaires enclenchés. Autorisation de mise à feu.
- Cinq missiles pour attaquer toute la Russie, c'est insensé, camarade.
- Ce n'est pas du sens dont nous avons besoin, mais de l'obéissance aux ordres, soldat. La bouche béante, Piotr se statufia. Après quelques secondes, la voix revint :
« Raccrochez et faites votre devoir. » Piotr claqua le combiné. Dans un tiroir verrouillé, il saisit la clef de voûte qui délivrait le Saint Atome.
Entre son index et son pouce, il l'enfonça et la tourna vers la droite. De par son éducation d'authentique communiste, il ne croyait pas aux religions. Pourtant, dans cet ultime instant, il implora à voix haute :
« Que le ciel nous vienne en aide. » Lentement, son pouce chancelant vira vers le tableau de contrôle. Une goutte de sueur tomba de son arcade sourcilière. Son doigt en apesanteur, il hésita. Furtivement, sa vision s'arrêta sur un petit portrait de Joseph Staline, apposé contre le mur. L'ordre repassa dans son crâne. Piotr repassa sur son tableau de commande. La diode d'autorisation de la mise à feu, habituellement rouge, se changea en vert. Il écrasa le plastique siglé d'un trèfle radioactif.
Dans un vacarme assourdissant, le toit du silo s'ouvrit. Le missile enfuma le hangar... et les toiles d'araignées. L'oiseau de fer décolla et carbonisa les parois en ciment. À travers la trappe décapsulée, seules les étoiles se distinguaient dans le ciel. Piotr songea au reste de l'Univers, infini et indifférent. Quatre minutes et trente secondes passèrent. Rien. Aucun bruit, aucune secousse ne provenait de l'extérieur. Entre l'abscisse et l'ordonnée, le radar indiquait toujours les points. Cependant, ils semblaient stagner à la même position qu'à la première vérification. Le téléphone retentit. Piotr se rua dessus.
« Ici l'État-Major, nous sommes tous condamnés, imbécile ! », hurla la voix.
- Comment ça ? s'étonna Piotr.
- L'OTAN n'est jamais passée à l'offensive. - Et les autres bases ?
- Le satellite a confondu les rayons du soleil avec des missiles nucléaires. En revanche, nous, nous n'envoyons pas des rayons de soleil sur l'Amérique actuellement. Du coup, nous allons la vivre, la vraie Troisième guerre mondiale dans quelques minutes... Officier Petrov, vous avez causé l'annihilation du monde civilisé.