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Prologue


 

L’année 2890 n’était pas anodine pour les habitants de la Nouvelle Terre. Cela faisait exactement cinq cents ans que l’Ancien Monde s’était éteint, peu de temps après la quatrième guerre mondiale. Le réchauffement climatique, lié à l’augmentation de la population et de la consommation humaine, avait mené à la fonte de presque tous les glaciers, et les eaux étaient parvenues à recouvrir une grande partie des continents. Depuis cette sombre période, il ne restait plus aucune trace de la technologie ou des automobiles, hormis quelques épaves de moyens de transport, ou encore de bâtiments en ruine. Du moins, c’était ce que la population croyait. 

Peu avant la fin de l’Ancien Monde, des scientifiques s’unirent pour mettre au point des machines marines capables de tuer, et ce fut le point de départ de la dernière guerre. Ces créatures technologiques, relâchées dans les mers et les océans, devinrent les gardiennes des eaux, et tout homme assez sot pour s’en approcher disparut mystérieusement. La civilisation établit rapidement des légendes, selon lesquelles des monstres aquatiques habitaient les fonds marins, prêts à surgir sur les terres pour l’anéantir. 

Ce qui empêcha la panique générale, lorsque les conflits prirent fin, ce fut, quelques décennies plus tard, l’apparition d’un nouveau genre anthropoïde : celui capable de dompter des créatures que tous les Hommes pensaient tirées des premiers mythes, appelées les dragons. Grands, robustes et impitoyables, rares furent les individus encore en vie après en avoir aperçu au cours de leur existence. Dès leur avènement, les draconiens, ceux qui pouvaient parler aux cracheurs de feu, s’imposèrent comme dirigeants du monde et tout commença à Londres, en 2430, lorsqu’un premier roi prit la tête de la planète. Sur chaque continent furent alors placés deux ambassadeurs et des chefs d’armées, afin que tous les pays puissent être vaillamment gardés et surveillés. 

La population jugea d’abord ces hommes d’un œil mauvais, jusqu’à ce qu’ils affirment être présents pour les protéger, et c’est ce qu’ils firent, en éliminant devant eux les créatures marines. Puis, quand la confiance se fut établie, les draconiens prirent le soin d’imposer des lois et des décrets. Le peuple, pour la plus grande partie analphabète, n’étant pas capable de lire ces actes diplomatiques, fut contraint d’écouter les paroles des ambassadeurs, jusqu’à ce que les mœurs soient assimilées et transmises de parents à enfants à travers les générations. 

Il fut aisé de constater qu’à chaque nouveau roi placé sur le trône d’Angleterre, certaines lois changeaient, mais deux restaient capitales. La première était que personne ne devait approcher des mers, même si la menace des machines aquatiques était écartée, sous peine de devenir esclave pour les ambassadeurs. La seconde, qui était sûrement la pire d’entre toutes, était qu’il fallait absolument que le peuple respecte un horaire le soir, appelé « couvre-feu des cornes ». Tout individu surpris dehors après le signal des dragons, une heure après le coucher du soleil, serait amené devant les ambassadeurs pour être exécuté. 

Pour s’assurer que la population respecte bien cette seconde loi capitale, chaque nuit, des veilleurs faisaient des rondes sur le dos de leur reptile céleste. 

Depuis lors, le tiers état, peu importait sa provenance, entama une vie moyenâgeuse, et tous les monarques s’accordèrent sur un point : plus jamais ils ne mettraient sur pied de nouveaux appareillages électroniques. 

Certains priaient des Dieux miséricordieux, d’autres simplement des draconiens cléments. Si les humains oubliaient peu à peu leurs origines, ce n’était pas le cas des hommes à la tête du monde, placés un peu partout sur les continents. Les dragons, qui patientaient dans des œufs sous le sol depuis des millénaires, avaient acquis, grâce à leur magie, la connaissance de toutes les époques, et la transmettaient constamment à leur draconien, faisant d’eux des êtres supérieurs au savoir infini, vénérés par une grande partie de la population. 

Ainsi, seuls ces individus surélevés savaient que les créatures marines implantées dans les mers n’avaient jamais eu de lien avec la technologie ou les scientifiques de l’Ancien Monde. En réalité, des hommes avaient trouvé des œufs, et ceux-ci étaient devenus une convoitise mondiale, qui avait été l’élément déclencheur de la dernière guerre. En faisant éclore les coquilles, la nature avait forcé la naissance d’autres embryons endormis jusqu’alors, permettant à diverses espèces reptiliennes de s’éveiller au monde. En d’autres termes, aucun draconien n’ignorait que le massacre des « machines aquatiques » n’était autre que celui des dragons des glaces. Aujourd’hui encore, alors que l’unique souverain de la planète, le roi Tyorn Becket, était assis sur le trône d’Angleterre, rien n’avait changé. 

 

Tandis que le père de la pauvre famille s’activait à rentrer les dernières bûches qui les garderaient du froid pendant cette rude nuit d’hiver, l’enfant décida, se moquant de l’heure tardive, de suivre un drôle de papillon aux ailes miroitantes. Sa douce couleur bleue appelait au toucher, et la curieuse n’avait pas la force de lutter contre son envie de l’effleurer. La petite fille aux boucles blondes trouva en la créature aérienne une certaine satisfaction personnelle. Ses yeux s’émerveillaient de voir les rayons de la lune se refléter ainsi sur un corps aussi minuscule. Elle souriait béatement, comme s’il s’agissait de la plus belle des merveilles. 

Elle s’éloigna d’un pas assuré de sa maison chétive, sans un regard en arrière. Rapidement, elle gagna les limites de la propriété et grimpa sur la barrière instable. Celle-ci grinça sous son faible poids, mais cela n’empêcha pas Mia de se réceptionner de l’autre côté. Elle était silencieuse, une ombre dans les ténèbres. Elle ne prit pas la peine de vérifier qu’elle n’était pas suivie : il lui fallait à tout prix garder les yeux rivés vers l’insecte volant. Le perdre de vue serait un véritable désastre. Elle était persuadée que le papillon la conduirait auprès de ses semblables. 

Toute guillerette et les yeux grands ouverts, elle ne prêta pour autant pas attention aux branches qui sillonnaient le sol, puisque sa convoitise se trouvait dans les airs. Elle continua sa traversée, grimpant sur les bouts de bois, s’accrochant aux feuillages qui commençaient à perdre de leurs couleurs avec le froid mordant de la saison morte. Puis, alors qu’elle s’apprêtait à toucher l’animal, perchée sur une souche d’arbre, elle trébucha vers l’avant. Mia ne glissa pas de son petit mètre d’enfant de sept ans. Grand Dieu non ! Elle tomba, littéralement. Son corps pénétra dans un trou immense, bien plus grand qu’elle. 

Quelques secondes plus tard, avant même d’avoir eu le temps de prendre peur, elle s’écroula subitement sur le ventre et son visage s’enfonça dans la terre meuble. Elle grimaça en ressentant les ronces lui entailler l’une de ses joues. 

La fillette haussa la tête et la secoua un instant pour en faire chuter le maximum de masse terreuse. À la suite de cela, elle toussa. Quelques grains lui étaient tombés dans les yeux, et elle se hâta de les frotter à l’aide de ses doigts pour s’en défaire le plus vite possible. Lorsque l’enfant recouvra une vue plus fluide, elle observa ce qui l’entourait. 

Elle ne pleura pas. Ici, il faisait encore plus sombre qu’à la surface, même si elle n’était pas plongée dans une obscurité totale, mais un léger courant d’air chaud lui redonna rapidement confiance. 

Étrangement, cet endroit lui procurait la sensation d’être en sécurité. Malgré tout cela, il ne faisait pas assez clair pour lui permettre de détailler tout ce qu’il y avait à proximité de son corps. Mia leva les mains et chercha à tâtons quelque chose à quoi elle pouvait se raccrocher ou même s’appuyer pour sortir de la crevasse. La petite fille réalisait qu’elle était bien loin de chez elle, et qu’il lui fallait absolument rentrer à la maison avant l’alerte des dragons. Les rares fois où elle avait eu l’occasion d’en apercevoir, c’était à travers la fenêtre, la nuit, mais c’étaient toujours des masses sombres dans le ciel. En tout cas, une chose était sûre : aucune raison n’était suffisante pour les voir de trop près. 

Mia peinait à progresser dans ce lieu. Ses pieds s’enfonçaient dans le sol, l’incitant à faire de grandes enjambées pour ne pas chuter, ce qui l’épuisait bien plus vite. Tout ce que ses petites mains trouvèrent fut un gros rocher. Il était très chaud et lisse. Sans s’en rendre compte, encore trop naïve à cet instant, elle ne comprit pas qu’il ne s’agissait pas là d’une pierre, mais d’un œuf. Et, lors de ce toucher unique, un lien nouveau et empli d’espoir noua son cœur à celui de la créature à naître, même si son esprit ne le remarqua pas. Elle sentit uniquement la douleur. Celle de la promesse que lui faisait cette coquille, de la chose qui était en elle : un jour, ils se retrouveraient. 

Puis une lumière éblouissante la força à fermer les yeux. Elle aperçut simplement une forme humaine dont le corps était recouvert d’une cape. Seuls de longs cheveux gris et ondulés s’échappaient de la capuche de la mystérieuse apparition. 

Lorsque la petite fille ouvrit les paupières, elle constata qu’elle était allongée au milieu des branches, dans son jardin. Au-dessus d’elle se dessinaient les formes du visage de son grand frère, de quelques mois son aîné. Mia lui lança un faible sourire, mais il grimaça. Il avait toujours été bien plus obéissant qu’elle, ce qui le rendait plus mature, surtout à cet instant précis. La cadette voulut lui parler du splendide papillon, mais il ne s’intéressait pas autant qu’elle aux animaux, et il saurait lui faire comprendre qu’il était ridicule de sortir pour suivre un insecte, alors que le signal allait bientôt retentir. 

― Lève-toi, Mia. Papa et maman vont s’inquiéter. 

La petite fille s’exécuta sans broncher. Elle perdit simplement son sourire. Tout d’abord, parce qu’elle ne pourrait pas partager cet instant avec son frère, mais aussi parce qu’elle n’aimait pas qu’il lui donne des ordres. Même s’il était plus vieux, du haut de ses huit ans, ils se ressemblaient tellement qu’ils auraient pu passer pour des jumeaux, et cela la dérangeait de se voir diriger par son double. Elle s’aida de ses coudes pour se redresser, et il lui tira les mains pour la relever. 

Au loin, un son sourd et profond les fit sursauter : le chant des dragons. Ils s’activèrent, car il s’agissait là du signal du couvre-feu des cornes. D’ici quelques instants, toute personne encore dehors et découverte par les veilleurs serait amenée auprès de l’un des deux ambassadeurs du pays pour être exécutée. Mia frissonna. Elle ne les avait jamais vus, mais apercevait souvent les envoyés en tunique bleue, chaque mois, sur la place du village, lorsqu’elle accompagnait sa mère Maya au moment du prélèvement de l’impôt. 

Les enfants s’activèrent, et, en fermant la porte de la maison, se pressèrent contre le corps de leur père qui observait d’un œil inquiet le ciel à travers l’une des fenêtres. Dehors, dans la masse sombre de la nuit, des ombres tourbillonnaient. Des dragons. Il s’en était fallu de peu avant qu’ils ne soient repérés. Il serra les poings, ruminant intérieurement. Chaque soir, au moment du repas, ils priaient Jupiter, l’un des derniers dieux dont certains romans exposaient le nom. Même s’ils ne savaient pas lire, c’était une croyance populaire, et il était assez courant de citer les noms des anciennes divinités romaines lorsque les draconiens n’étaient pas dans les parages. De plus, Fred et Maya s’adressaient toujours à la divinité de la foudre pour les mêmes raisons. Ils la suppliaient de faire disparaître les abominations du ciel pour qu’ils puissent recouvrer la liberté de leurs ancêtres.

― Il est sûrement inutile de vous dire que vous avez agi comme des imbéciles en vous aventurant dehors pendant que j’avais le dos tourné. Qu’aurions-nous fait, si vous nous aviez été enlevés ? 

Fred ne baissa pas le regard vers les deux petits. Il préférait ne pas affronter la peur dans leurs prunelles, afin qu’ils comprennent par eux-mêmes leur erreur. À quelques pas d’eux, Maya mit la table, et le trio se dirigea d’un pas accordé vers les chaises. Ils joignirent leurs mains et se tournèrent vers Jupiter, comme à leur habitude. Les enfants écoutèrent les paroles poignantes de leurs parents. Une fois par mois, ils se permettaient d’ajouter chacun leur tour une confidence, et Fred en profita pour rappeler à quel point il souhaitait voir le roi Tyorn Becket et tous les dragons au fond d’un cimetière. 

Peu de temps après le repas, au moment du coucher, Mia ressentit une drôle de chaleur parcourir son corps. Les picotements débutèrent au niveau de ses doigts, tournèrent autour de sa tête, puis finalement, moururent au creux de son cœur. Cette effervescence était aussi rassurante et réconfortante que celle qui avait embaumé l’air dans l’interstice où elle était tombée. Tout en fermant les yeux, la petite fille se délecta de ce délice. Jamais encore elle ne s’était sentie aussi apaisée. Ce que l’enfant ne savait pas encore, c’était qu’en effleurant cet œuf, elle s’était liée à jamais avec la créature encore endormie, et qu’un grand destin l’attendait. 

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