CHAPITRE 1 Vendredi 13 mai.
Aux environs de 20 heures. Je vais mourir ! Je me revois faire la chute au ralenti ! On dit toujours que les morts les plus idiotes sont les plus simples. Est-ce que sur ma rubrique nécrologique il y aura marqué : « morte stupidement en sortant de son bain » ? Je vais devenir un hoax. Bien que la signification exacte du terme m'échappe. Ce ne serait pas plutôt un mème ? Quoi qu'il en soit, il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir de la chute en sortant de la baignoire (prononcez cette phrase sur des violons stridents de film d'horreur en noir et blanc). En un quart de seconde, ma vie défile au ralenti : la baignoire mal rincée, mon pied ripant sur le carrelage noir brillant (je persiste, c'est une idée stupide ce carrelage brillant). La serviette de sortie de bain, posée sur le séchoir en face de moi, en train de me narguer. Et c'est tout ? Je ne remonte pas plus loin dans mes souvenirs ? Où est donc passé mon premier baiser en primaire ? Ma naissance ? La lumière au bout du tunnel ?
BIM ! Mon popotin vient de heurter le sol. J'en ai le souffle coupé. Une douleur violente m'irradie et je suis incapable de bouger. Finalement je vais vivre.... Mes fesses, pas sûr. Elles viennent de s'aplatir comme une crêpe. Je devrai désormais porter des jeans push-up jusqu'à la fin de mes jours. Décidément je hais les vendredi 13 ! Étalée et haletante sur le carrelage froid, je repense à la sale journée que je viens de passer. Et à lui. Surtout à lui... Quel beau gosse, mais qu'est-ce qu'il est désagréable ! Et la façon dont je me suis ridiculisée devant lui...
Moi qui, ce soir, avais l'intention de ne pas laisser cette journée mal s'achever. Je ne voulais pas me laisser abattre par la fatalité du vendredi 13. Mais parfois c'est inutile de lutter.... L'après-midi avait été désastreuse, en partie à cause de lui. Mais j'ai pu, pour la première fois en deux bons mois, rentrer à une heure décente chez moi. Je n'avais plus aucune envie de sortir de ma tanière et c'est là que j'aurais dû suivre mon instinct... Seulement, j'avais fait une promesse. Ce soir, je devais aller souper avec Ingrid, ma meilleure amie, et nous devions boire un verre sur le dernier roof top à la mode, dixit la meilleure amie. Personnellement, par ce cagnard, bien que l'on soit seulement mi-mai, j'avais plutôt envie d'une salle climatisée. Mais elle m'avait assuré qu'il ferait bon, et, ultime argument, qu'il y aurait certainement des célibataires beaux et intelligents. Pour ma part, j'espérais simplement qu'ils ne soient pas trop mal. Comme on dit, à défaut de grives on mange des merles.
Nous devions nous rendre en plein centre de la capitale, près de la Jeanneke-pis, ou bien c'était le Manneken-pis ? Zut, j'ai un trou. Je ne pense pas que notre rendez-vous était dans l'impasse de la Fidélité, le Délirium Café ou le Floris Bar ne sont pas des lieux qui viennent fraichement d'ouvrir. Leur réputation n'est plus à faire. J'ai souvenir d'être passée de l'un à l'autre maintes fois étant étudiante. Bien que les souvenirs s'estompent un peu après le troisième aller-retour entre les deux, (hmmm surtout après un shot d'absinthe verte au Floris...Je n'ai jamais eu le cran de goûter la noire, qui se boit flambée dans une pipe en verre, je suis sûre que soit je me serais brûlée, soit elle serait aussitôt ressortie). Ça doit être près du Manneken-pis... Je me demande s'il est costumé aujourd'hui. Oui, le petit bonhomme s'habille aussi pour sortir les vendredi soir.
L'histoire des costumes remonte au dix-septième siècle, mais elle commence véritablement avec « l'incident diplomatique ». En 1747, les français volèrent la petite statue. Elle fut retrouvée et remise à sa place, mais continua d'être insultée par les soldats français. Le roi de France, Louis XV, en très fin diplomate, offrit un habit cousu de fils d'or à notre petit bonhomme et l'éleva au rang de chevalier pour obliger ses garnisons à le respecter. C'est le début d'une longue tradition, selon laquelle les dignitaires en visite à Bruxelles offrent un vêtement. C'est le plus ancien que possède la ville, les précédents ont disparus. Hmmm... Dans l'immédiat c'est moi qui aurais besoin d'un vêtement... et d'un antidouleur au passage...
La suite de la soirée, on la connait déjà : le bain. Je voulais avoir une chance au milieu des filles belles, intelligentes et pas trop mal. Il fallait que je fasse un effort, même un vendredi 13 au soir, même crevée de ma semaine de boulot et mortifiée à cause de lui. J'observe mon reflet dans le miroir, celui qui est fixé à la porte entrouverte de la salle de bain. Je forme une petite masse blanche au milieu de ma salle de bain, comme je l'ai déjà dit, toute carrelée de noir. Il me renvoie mon image : affalée, nue et mouillée. Quelle horreur ! Et si quelqu'un m'avait découverte comme ça ? Mes cheveux auburn sont mi-longs. J'ai fait une coloration une demi-teinte plus claire que ma couleur de cheveux naturelle, pour moins contraster avec mon teint pâle. Ça me donne l'air moins sévère. Mes yeux bruns sont cernés. Il faut dire que je viens de passer une journée éprouvante et en plus j'ai mal.
L'après-midi a quand même été particulièrement horrible. Mon boss de Borghen & Van Houtte, la compagnie d'assurance, est parti en weekend, laissant un foutoir pas possible de dossiers en retard. Je décroche, pour la quinzième fois environ, le téléphone en début d'après-midi. - Assurances Borghen & Van Houtte, Coraline bonjour ! Je ne compte plus les coups de fils des clients le vendredi après-midi. Ils se donnent tous le mot pour appeler à ce moment-là. C'est une conspiration ! Comme si harceler son assureur avant le week-end leur donnait l'esprit serein. Ils veulent s'assurer que je travaille ? Mon interlocuteur au bout du fil m'aboie dessus : - Bon, Mr Van Houtte vient ou pas sur le chantier à 16 heures ? Nous attendions une réponse ! - Heuuuu... Coup d'œil à la pendule. 15h35. Panique. Je me propulse à l'aide des roulettes de mon satané fauteuil ergonomique et manque de chuter. Je me raccroche au coin du bureau. Pourquoi les bureaux des assureurs font toujours la taille d'un paquebot ? Je dois systématiquement m'élancer d'un bout à l'autre. - Allo ? Le rottweiler est toujours au bout. - Oui, oui. - Oui quoi ? Il vient ? Mais laissez-moi une minute ! Il me parle encore une seule fois comme ça et je lui réponds par un grognement. Même si c'est chihuahua versus doberman !
Agenda. Oh purée ! Sur l'agenda il est bien marqué : « vendredi 13 mai 16 heures réunion de chantier : évaluation du risque incendie de l'extension des entrepôts et de sa mise aux normes ». Et Monsieur le boss est parti en week-end ce midi avec un « Par ce beau temps il n'y a plus rien à faire au bureau, Zou ! En week-end ! » Et moi là je fais quoi ? Soyons honnête, j'adore mon patron, mais de un, il est bordélique et de deux, il est tête en l'air. Je relève la tête et hurle : - Raaaajjjj !!!
J'ai été engagée il y a 4 ans chez B&V alors que je sortais de la fac de droit, master en droit des assurances. Comme tous les jeunes diplômés de mon état, j'ai eu la même réponse à peu près partout : vous n'avez pas assez d'expérience. Comprenez : vous n'avez pas fait assez de stages sous-payés pour que nous acceptions de vous donner une chance. J'en étais à une vingtaine de CV envoyés quand j'ai décroché un entretien chez B&V, un des plus gros cabinets de courtage de Bruxelles. Gros stress. A ma grande surprise, je n'ai, non pas été reçue par une DRH, mais par un des associés lui-même. La boite était en restructuration et ils avaient besoin de sang neuf. Je me retrouve donc attachée spécialement au traitement des dossiers du boss. J'ai été engagée, ça je l'ai déjà dit, et maintenant 4 ans plus tard il y a cette réunion de chantier à 16h00 !? On se ressaisit ! Réfléchis et vite ! Je prends ma voix la plus posée et professionnelle : - Mr Van Houtte a dû s'absenter pour une urgence (en fait il est parti au golf) je le remplacerai donc cet après-midi. Oh là là, c'est moi qui ai dit ça ? On dirait la secrétaire d'un cabinet médical vous annonçant que votre rendez-vous est dans 3 ans.... Enfin, en disant ça, je pense plutôt à la secrétaire de ma sœur, qui est médecin généraliste. Le genre de Gandalf, tout aussi grise et âgée, faisant barrage entre vous et la salle d'attente « vous ne passerez paaaasss! (Sans rendez-vous) », alors que vous allez vous écrouler de fièvre. Détail non négligeable, je ne suis pas du tout en tenue pour aller sur un chantier dans ma jupe tailleur. Encore moins avec mes chaussures ! Je savais que j'aurais dû prévoir une paire de ballerines. D'habitude, je les mets dans le métro et je les change en sortant de la rame contre des escarpins. Ça fait sourire les passants mais il est inconcevable que j'arrive en ballerines au pied de la Tour Dorée. C'est là que sont les bureaux. Elle porte un nom officiel en l'honneur de je ne sais trop qui, mais c'est comme ça que tout le monde l'appelle. L'entrée est surmontée d'une espèce de cadre en laiton doré très Art déco qui lui a valu son surnom. C'est aussi là que se trouvent les bureaux de la plus grosse agence de presse féminine. Vous avez vu le « Diable s'habille en Prada » ? Et bien je bosse à côté de ces filles-là, alors il est hors de question que j'arrive devant elles, au pied des ascenseurs, en ballerines. Déjà que je fais une tête de moins avec mes talons... j'ai la même touche qu'Anne Hattaway pour son premier jour de stage. Les bureaux de B&V se trouvent deux étages plus bas que l'agence. Ils sont grands, presque tout l'étage, mais je ne sors quasiment jamais de mon couloir, celui formé par mon bureau, celui du boss et celui de mon collègue Raj. Certes, je jalouse un peu ces filles... la vérité c'est que je les envie d'avoir un job aussi glamour (même si j'adore le mien) et j'essaie de leur piquer des idées tendances pour changer de mon tailleur/chemise. On ne peut pas dire qu'assureur soit en comparaison très sexy. J'adore la mode, j'adore le shopping, une partie de mon salaire part dans les vêtements.... Ok une grosse partie (Hum). Mais un jour un type de la banque d'affaire du 3ème (il y a aussi les sièges sociaux des banques dans la tour) m'a demandé si je bossais au magazine au moment de la pause clope. Comme quoi ! Bon ! Où sont ces entrepôts ? Il me semble que ce sont ceux d'un groupe pharmaceutique. Heureusement le nom de la société est noté sur l'agenda : Elettaria. C'est quoi ce nom ? Ça me dit vaguement quelque chose. Après une rapide recherche Google, j'apprends que c'est le nom latin de la cardamome. Drôle d'idée pour un nom d'entreprise. Je fais la liste des informations que je vais devoir demander. Par exemple, je vais avoir besoin de la liste des matériaux inflammables. C'est inflammable l'essence de cardamome ? Me voilà à refaire une recherche Google. Stop ! Je me disperse. J'ai pour principe de toujours me renseigner sur mes futurs interlocuteurs avant un rendez-vous. Ça évite les impairs, comme confondre la compagne officielle avec la maitresse. Enfin ce n'est qu'un exemple. Là, c'est l'écriture patte de mouche de mon boss et évidemment il n'a pas marqué les noms des personnes que je vais rencontrer. Ce n'est pas mon premier dossier du genre, je devrais pouvoir m'en tirer. No stress.
15 h 45 ! Oh non ! Ça va être l'heure de pointe et il faut sortir de Bruxelles ! Je vais demander à mon collègue Raj de m'accompagner. C'est un juriste qui, principalement, vérifie les clauses des contrats que nous reprenons. C'est aussi une grosse partie de mon travail, mais en vérité, tous les deux, on passe surtout notre temps à faire les secrétaires et réparer les bourdes de notre patron, comme cet après-midi. Raj est, comme je le disais, dans le bureau à côté du mien, et il est aussi calme que je suis stressée. Je pense que c'est parce qu'il est hindou ou hindouiste. Ou bien une de ces philosophies / religions ? Je n'en ai aucune idée. Il faudra que je me cultive sur le sujet pour ne pas avoir l'air d'une totale idiote lors de l'une de nos conversations. Et savoir où se trouve Calcutta sur une carte. New Dehli aussi. Oh zut ! J'irai acheter un livre là-dessus à la librairie qui se trouve au coin de chez moi. Je pourrais tout aussi bien l'acheter sur Amazon mais ce serait déloyal pour cette petite librairie indépendante. Remarquez, je pourrais rechercher sur Amazon les références et les livres que je veux pour ensuite demander à cette petite librairie de me commander les livres. 15 h 49, non pas le temps. Raj passe la tête par l'entrebâillement de la porte : - Il me semble avoir entendu un miaulement terrorisé ? Je lui lance le pavé qui tient lieu d'agenda en guise de réponse. Il l'ouvre à la page du jour et lève les yeux au ciel. Je m'élance dans le fond de mon fauteuil en soupirant. J'en étais où moi ? Oui ! Amazon ! Il faut que je sorte de chez moi ! Car si je ne sors plus de chez moi et que je ne fais plus que mes courses « online », je risque de ne plus rencontrer personne, et j'aurai peur, comme Cynthia Nixon dans Sex and the City de finir dévorée par mon chat. Même si je n'ai pas de chat. Et puis qui sait, au rayon voyage, je tomberais surement sur un Indiana Jones. Enfin plus jeune car Harrison Ford doit avoir l'âge de mon père. Il verrait mon livre sur l'Inde et il est 15 h 56 Arrggh ! Allez, on décolle ! Fini de rêvasser ! Je lève les yeux vers Raj, toujours dans l'encadrement de la porte à m'observer. Il plisse les yeux sournoisement en m'observant, je crois qu'il se moque de moi et ma façon de rêvasser. Soudainement fortement irritée je me lève d'un bon : - Bon, on y va ? 16 h 21. Haaaaaa ça m'énerve ! Il y a des travaux sur l'avenue Franklin Roosevelt. Punaise ! On n'avance pas ! Dans exactement neuf minutes nous aurons une demi-heure de retard. Je me mordille la lèvre. C'est la combientième fois, depuis que nous avons quitté le parking, que je fais ça machinalement ? J'abaisse le pare-soleil et observe mon maquillage. Mouais... Où est mon tube de rouge à lèvre ? Raj laisse passer une voiture, je me retiens de faire une réflexion. Ha ! Je mets la main sur mon tube qui s'était sauvé au fond de mon sac. Je le dévisse et m'apprête à m'en appliquer quand Raj pile soudainement. Dans le mouvement, le tube de rouge à lèvres rate sa cible et atterrit dans mon nez. Punaise ! Je vais exploser ! Je me retourne, furieuse, vers Raj. Celui-ci me dit : - Ah. Tu veux un mouchoir ? Moi aussi ça me fait ça le soleil. - Quoi ? (Je ne vois vraiment pas le rapport) - Moi aussi le soleil me fait saigner du nez, persiste Raj. - Mais ce n'est pas du sang ! (Je me retiens de rajouter « imbécile ». C'est du rouge corail, sérieusement, qui a du sang de cette couleur-là ?) - Alors c'est quoi ? Me demande Raj, pour le coup très surpris. - Du rouge à lèvres ! Lui dis-je exaspérée. - Heu... Tu sais que ça se met sur les lèvres ? Il est sérieux là ? Il en a tout l'air. Pour le coup, j'explose complètement : - Je sais où se met du rouge à lèvres ! Je n'avais pas prévu que tu allais freiner comme un malade pour laisser passer tout Bruxelles devant nous alors que nous sommes déjà en retard ! C'est vrai quoi ! J'aurai pu me blesser... Je m'essuie tant bien que mal le bout du nez en y pensant. 17 h 16 sur l'horloge digitale de la Toyota Prius de Raj. On y est. J'ai regardé les minutes s'écouler et les voitures avancer à la même vitesse que ces satanées minutes pendant le trajet. Je me suis retenue de pianoter avec mes doigts sur le tableau de bord. Nous sommes terriblement en retard. Nous franchissons une barrière flanquée d'une mini tour de guet, entourée d'une grande clôture. On dirait presque un terrain militaire. La différence, c'est que devant nous se trouve une succession de ronds-points et d'allées goudronnées débouchant sur des immeubles en verre au lieu des barrages-checkpoints. L'endroit semble neuf. Le premier bâtiment à nous faire face est de toute évidence le siège social. Juste devant l'entrée se trouve un rond-point uniquement ornemental, avec en son centre un petit mur de briques en pierre bleue des Ardennes. Les lettres argentées en chrome de la société : ELETTARIA, se détachent sur celui-ci
En stress, je relis mes notes sur la société en question. C'est un laboratoire de cosmétiques qui a été racheté il y a environ six ans. Les nouveaux dirigeants ont su changer de créneau et se sont lancés dans les cosmétiques bio au moment de leurs balbutiements. Aujourd'hui ils sont en pleine expansion et en phase d'être leader sur ce marché. Assez impressionnant. Je relève les yeux pour voir où nous sommes. Nous arrivons sur une partie du terrain moins terminée. Les pelouses ne sont pas encore plantées. Le bitume flambant neuf est bordé de terre très argileuse. Des squelettes de béton succèdent aux beaux bâtiments en verrières. Je pense que nous sommes arrivés sur les lieux du rendez-vous. Je coule un regard en direction de Raj. Je m'en veux un peu de lui avoir parlé sèchement tantôt. Le seul responsable de cette situation c'est notre boss. Bien que factuellement, c'est moi qui me suis remaquillée en voiture... - Raj ? (Je tente timidement une approche de réconciliation) - Je sais, me rétorque-t-il. - Tu sais quoi ? - Que tu es désolée, conclut-t-il. Je lui donne un petit coup dans les côtes, en sou-riant avant d'ouvrir ma portière. La voiture déposée sur un des grands parkings quasiment vides, où de jeunes arbres plantés tentent de faire un peu d'ombre avec leur maigre feuillage, nous voilà à trottiner dans un entrepôt en construction. Nous avisons finalement un groupe de gens. Il y en a un particulièrement canon, l'architecte ? Le chef de chantier ? Il est assez grand, brun, yeux verts, barbe de trois jours. Mais pas une barbe comme les hipsters. La sienne a l'air d'être celle du type un peu crevé à la fin de sa semaine et qui, non, juste pour vendredi, ne s'est pas rasé. D'ailleurs maintenant que j'y pense celle des hipsters est plus fournie comme après une semaine et demie de pousse. Il me tend la main : - Philippe Meester, vous êtes en retard. Le ton est froid. Maintenant je connais son nom, mais je ne sais toujours pas ce qu'il fait. Maître d'œuvre ? Ce n'est tout de même pas le PDG ? Il est trop jeune, genre 35 ans. Parce qu'être PDG d'une firme pharmaceutique donc aussi riche et jeune c'est louche. Soit c'est Batman, or tout le monde sait que Batman c'est Bruce Wayne, donc ce n'est pas possible, soit c'est un mafieux... Meester c'est de quelle origine ça ? - ... Le directeur du département recherche et développement. Ah ! Voilà qui est mieux ! Mais je n'ai pas écouté le début.... Il est vraiment beau. Pantalon de coton bleu foncé, à mi-chemin entre le pantalon de costume et le jean, chemise bleu ciel à fines rayures blanches avec des coudières beiges, de chez Massimo Dutti, me semble-t-il. Non en fait il est super hot ! - Je comprends qu'il y ait besoin d'une évaluation du risque incendie ici. Mince ! Je l'ai dit ou je l'ai pensé ? A voir la tête de Raj, je l'ai dit ! Il a son demi-sourire en coin, comme lorsque Mr Van Houtte vient de dire une grosse connerie. Ou moi en l'occurrence. Oh purée, non seulement je suis en retard mais je commence par draguer ce Philippe Meester devant tout le monde. Bruce Wayne me fait un hochement de tête entendu, mais qu'est-ce qui est entendu ? - Oui, vous avez raison, commençons la visite tout de suite.
Ouuufff !! Soulagement, nous n'étions pas sur la même longueur d'onde. Ce qui, à la réflexion, est quelque peu vexant car je ne lui ai pas fait le même effet. Ne nous plaignons pas, je n'ai pas trop la poisse pour un vendredi 13. (Du moins c'est ce que je croyais à cet instant précis). Non, je ne suis pas du tout superstitieuse, je vais juste jouer au loto en rentrant. L'ennui, c'est que maintenant il me prend peut-être pour une professionnelle glaciale et mal élevée. Comme on voit ces femmes, un attaché-case à la main, la tête haute, marteler le bitume de la City. Prendre des décisions sans hausser leurs sourcils parfaitement épilés. J'ai l'air tellement concentrée sur le boulot que je ne dis même pas bonjour. Mais ça doit être cet aspect professionnel qui l'empêche d'être réceptif à mon charme... Ou alors il pense que je suis pressée d'être en week-end et que je souhaite en finir vite... C'est pas faux non plus... Après un arrêt pour discuter devant un marquage au sol, Mr Wayne me dévisage intensément. Haha ! Finalement je lui tape dans l'œil. Je passe ma main dans les cheveux pour les lisser, ma confiance en moi retrouvée. Il finit par s'adresser directement à moi, comprenez, avant il s'adressait à Raj et moi. - Mlle Debrooke ? - Oui ? (Je minaude un peu.) - Vous voulez un mouchoir ? - Pardon ? - Pourquoi je voudrais un mouchoir ? - Vous saignez un peu du nez. Oh purée ! J'ai oublié de me débarbouiller complètement après notre dispute dans la voiture. J'ai donc encore du rouge à lèvre dans la narine. Raaaaa... Minute ? Il a dit du sang et pas : « Vous avez du rouge à lèvre dans le nez, c'est dégueu je me demande ce qu'il fait à cet endroit-là. » Je me racle la gorge : - Volontiers. Merci. Vous comprenez, avec le soleil... Je laisse ma phrase en suspens, comme entendu (comme si le soleil avait réponse à tout !). Oui, moi aussi ça me fait ça, opine-t-il en me tendant un mouchoir. Raj se retient de rire. S'il éclate de rire, je le cogne ! Pas ici, pas maintenant. Mais en rentrant dans la voiture, mon coup de coude dans les côtes ne sera plus amical. Je prends un peu de recul par rapport au groupe et me nettoie du mieux que je peux. J'en ai marre. Cette visite est une catastrophe ! J'ai chaud, j'ai super mal aux pieds et ça doit faire une bonne dizaine de minutes que je n'écoute plus. Mais où avons-nous atterri au juste ? Bruce Wayne, à la tête du groupe, jette un petit regard en ma direction et accélère le pas. Le salaud ! Il teste mon endurance ou quoi ? Il trouve ça comique de me faire trottiner sur hauts talons ? Je bombe fièrement le torse et continue de faire claquer mon pas sur la dalle de béton fraiche, comme mes homologues londoniennes. Non mais ! Observe comme j'arrive à vous suivre ! À la réflexion, je me demande si Batman ne fait pas exprès de nous faire faire le grand tour, afin de réellement tester ma résistance. Soit c'est du bizutage, soit de la misogynie... Mais il me tourne le dos. Impossible de sonder son expression pour savoir. En même temps je préfère qu'il ne me regarde pas car je dois avoir désormais la classe de l'hippopotame de Fantasia. Nous avons continué à marcher deux heures durant dans ces entrepôts. A la fin, j'étais en nage, le visage rouge et mes cheveux commençaient à coller sur les pourtours de ma face. De ce que je ressentais, mon maquillage devait s'être liquéfié. J'allais finir avec la tête d'un des personnages de cire du musée Grévin, mais en pleine canicule et clim' coupée...
En parlant de clim coupée, récupérer la voiture après qu'elle soit restée en plein soleil fut de la torture. Je pense que mon derrière a été cuit à point sur le siège en cuir. C'était déjà signe qu'il allait lui arriver quelque chose ! Au moment de partir, je n'avais plus qu'une seule envie : celle de retirer mes chaussures et d'arrêter de boitiller comme un canard. Mais j'aurais perdu de mon sérieux et j'étais la seule femme alors il était absolument hors de question qu'il arrive à me déstabiliser. J'ai remarqué que le petit groupe de costumes cravates semblait assez impressionné. Alors ce n'était pas le moment de flancher. C'était une question de fierté. Oui, à 29 ans, quand certaines ont du sex-appeal, moi j'ai une aura de grande professionnelle des assurances. Et je peux faire un marathon sur 12cm ! Enfin, un marathon de la longueur d'un entrepôt... C'est amusant comme l'âge est relatif. À 29 ans je m'estime jeune pour ma carrière, mais vieille du côté affectif. Je ne suis pas mariée avec enfant, maison, Golden Retriever. Je loue un appartement assez sympathique. J'aimerais bien acheter, mais l'immobilier coûte un bras. Enfin pour le moment mon appartement me contente. J'ai la chance d'avoir un deux pièces avec terrasse, cuisine équipée, une chambre reliée à la salle de bain par un couloir aménagé en dressing. L'appartement est très neutre niveau couleurs : le salon et la cuisine sont blancs avec un sol imitation parquet gris. La chambre est de couleur taupe et la salle de bain possède du carrelage sur la baignoire et le sol noir brillant, un peu comme du mica. C'est très joli mais terriblement mal pensé pour Bruxelles, l'eau est tellement calcaire que ça fait d'horribles trainées blanchâtres. Si je n'essuie pas systématiquement après m'être lavée c'est affreux. Le genre de chose que l'on commande sur simulation ou catalogue en se disant « trop beau » sans penser une seule seconde à l'aspect pratique. Ou à ce satané calcaire... Cette chambre/dressing/salle de bain a été mon coup de cœur lors de la visite. La salle de bain est très spacieuse, elle dispose d'une vraie grande baignoire, un meuble lavabo avec une vasque large et une colonne ou je peux ranger tous mes produits. Le seul bémol c'est que les toilettes et la baignoire sont côte à côte. Malgré tout, cela reste une belle salle de bain. Absolument rien à voir avec celle de mon ancien appart, celui que je partageais avec ma sœur au moment de nos études. La salle de bain était si petite que l'on tenait difficilement à deux. Il y avait juste un lavabo, nous avions dû rajouter une colonne Ikéa à quatre cases qui prenait tout un coin sous le ballon d'eau chaude. Mais il était impossible de poser quoi que ce soit dessus car le ballon fuyait goutte-à-goutte en se remplissant. Du coup, très souvent la machine à laver était recouverte de nos trousses de toilettes. Peu pratique. Mais cette petite salle de bain disposait d'une baignoire.