top of page

Lundi 12 février.

8 h 32.

J'attends devant mon écran d'ordinateur que celui-ci démarre. Il est de plus en plus lent. Comme moi, pour me préparer le matin. La pensée me fait sourire. C'est que nous prenons de l'âge tous les deux. Mon expresso brûlant, dans sa petite tasse en porcelaine noire, nous sépare le PC et moi. J'observe mon élixir caféiné. C'est le deuxième de la journée. D'ailleurs, j'ai peur qu'il n'y en ait plus beaucoup d'autres aujourd'hui, vu le vacarme que la machine faisait pendant sa préparation. Elle a toujours fait du bruit. Un horrible son de marteau piqueur, le même vous faisant maudire les ouvriers travaillant sous votre fenêtre le seul jour de congé que vous avez. C'est très violent, surtout les jours où l'on attend son remède face à une gueule de bois. Ce matin-ci, le bruit était bien plus assourdissant. Au moins 18 sur l'échelle de Richter. Vu que cette dernière s'arrête à 12, c'est pour vous dire. C'est la dérive des continents.

Mon premier café de la journée ne compte pas. C'est de l'eau aromatisée. Je me fais un lungo pour étancher ma soif de la nuit. Je suis partisane des deux types de café, le vrai intense et le faux pour la soif... Parfois, une hors compétition pour le moral, quand il est bourré de crème, de pépites de chocolat et de coulis caramel...

Sauf que j'ai lu que mon jus de chaussette contenait beaucoup plus de caféine que mon expresso. C'est une histoire de durée d'extraction, l'eau solubilise la caféine et la fait passer dans la boisson. Je réexplique : plus longtemps l'eau est en contact avec la mouture, plus la caféine est extraite. Vu la quantité d'eau que je fais passer sur le grain moulu le matin, il y a assez de caféine pour relancer un cœur en arrêt.

Psychologiquement, je continue de penser que mon expresso au goût beaucoup plus corsé est le plus fort des deux. Malgré cette explication scientifique.

Je jette un coup d'œil sur mon fil d'actualité Facebook, sur mon smartphone, le temps que mon PC termine d'ouvrir toutes les fenêtres. Je tombe sur toutes les publications humoristiques du lundi matin, disant combien les gens n'ont pas envie d'aller travailler.

Pour ma part, ce n'est pas que je n'ai pas envie d'aller travailler. C'est que j'ai du mal à aller travailler à cause de la cassure de rythme entraînée par le week-end.

Sérieusement, je trouve cela, source de stress intense pour l'organisme, de se réveiller un jour à 11 h et l'autre à 5 h 30. Ça doit être aussi violent qu'un jet lag.

Quand est-ce que j'ai pris l'avion pour la dernière fois ? Je ne me souviens pas être sujette au jet lag... N'y aurait-il pas un traitement pour ce problème qui pourrait m'aider à me lever le lundi matin ?

Je reporte mon attention sur mon bureau et attrape mon café. Je n'en fais qu'une gorgée. Mince ! Il est froid ! Beurk le café froid c'est horrible. Vais-je m'en faire un autre ? Trois en si peu de temps et je vais me transformer en écureuil caféinoman de « Nos Voisins, les hommes ». Je ne suis même pas sûre que cela augmente ma productivité.

- Cet engin de malheur a effacé mes mails ! geint Peter Van Houtte, mon boss, depuis l'encadrement de la porte. Coraline ? Vous avez une explication ?

Comment une machine à café peut-elle effacer un mail ? Il a renversé son café sur son clavier ?

Je relève les yeux. Lui, n'a aucun problème de jet lag. Toujours aussi élégant, dès le lundi matin. Il a même une petite pochette assortie à sa cravate glissée dans la poche de sa poitrine.

Je remarque son smartphone dans sa main. Suis-je bête! Je lui réponds :

- Vous avez synchronisé votre appareil ?

- Synchronisé ?

Au vu de sa tête, c'est comme si je venais de m'adresser à lui en mandarin. Je reprends calmement :

- Si vous avez effacé vos mails depuis votre PC et que vous synchronisez votre téléphone avec la messagerie, comme il est censé le faire tout seul en ouvrant l'application, eh bien vos mails disparaissent.

- Je n'ai rien effacé du tout ! Ce truc m'agace ! marmonne mon patron.

Je tends la main pour lui prendre son téléphone. Il me le confie. Je regarde vite fait ses messages.

- Je recherche quel mail ?

- Celui de Ratio Element, grogne-t-il.

Je lui jette un regard surpris. Mr Van Houtte observe soigneusement ses ongles. Il a des mains drôlement bien entretenues pour un homme. Bizarre... Je me demande s'il fait des manucures... Enfin ce qui est encore plus bizarre c'est qu'il soit énervé à l'idée d'avoir perdu un mail de Ratio Element.

C'est une société d'assurances, spécialisée dans les fraudes et les arnaques. Il se dit même qu'ils emploient des détectives privés. Or, nous n'avons encore jamais traité avec eux. Je reporte mon attention sur son GSM. C'est peut-être personnel, je me garde de lui faire une remarque.

Bon, de toute évidence, il a effacé le mail. Ce n'est pas trop grave. Je le sors de la corbeille et le remets dans sa boite de réception.

- Voilà ! Mail retrouvé, dis-je en lui rendant sa possession.

- Merci, me concède-t-il. Mais honnêtement, il a dû s'effacer tout seul.

Mouais. Plus mauvaise foi, tu meurs. Il repart à grandes enjambées en direction de son bureau, mais s'arrête à la moitié du chemin.

- Coraline ?

- Oui ? lui réponds-je ; que me veut-il ?

- Pas un mot de ceci...

- Ça ne me regarde pas.

Il hoche la tête et s'en va pour de bon cette fois-ci. C'est vrai quoi, ça ne me regarde vraiment pas... Je ne veux pas savoir ce qu'il manigance.

Je retourne à ma boite mail. Contrairement à mon boss, j'ai décidé de cloisonner ma vie privée et mon travail et je ne synchronise surtout pas mes mails sur mon téléphone personnel. Elle l'est sur mon GSM pro, mais celui-ci est éteint tout le week-end, d'où mon rituel du lundi matin. Ça y est, la page a enfin fini de charger. Arff... le contenu de celle-ci est ennuyeux à mourir...

La première heure du lundi matin est toujours consacrée au tri des mails et aux diverses réponses à donner. À partir de là, j'obtiens ma fameuse pile d'urgences à traiter pour la semaine. Du moins, jusqu'aux prochains mails. C'est d'une routine abrutissante. Je me demande si parfois je ne ferais pas mieux de faire un métier un peu plus créatif. Est-ce qu'il recrute chez Claire ?

J'avise un mail de Philippe. Je me retiens de rire.

Mais pourquoi envoie-t-il toujours des mails au lieu d'un SMS ? Il s'agit d'un mail transféré auquel il a joint un petit mot :

« Fwd :. Congrès Elettaria - Save the Date 24th February

Bonjour Cora,

Je peux venir accompagné. Es-tu libre ?

Philippe »

HAAAAAA !!! Il m'invite en week-end ! Je me suis violemment avachie au fond de mon siège. J'ai failli en tomber à la renverse. Ça fait un mois et demi que nous sommes ensemble et il m'invite au congrès annuel de sa boite. Je suis sur un nuage là. Il prend notre relation très au sérieux.

J'attrape mon téléphone, passe la tête dans le couloir pour voir si le champ est libre et file à l'étage de Claire. J'espère qu'elle est déjà là, que j'aille discuter de tout ça avec elle.

- Coraline ! Vous vous sauvez où comme ça ?

Zut de zut ! Prise sur le fait, encore deux mètres et j'étais libre. Je me retourne, mon boss est toujours dans le cadre d'entrée de la kitchenette.

- Euh...

Je n'ai aucun justificatif à fournir pour m'enfuir de la sorte de mon poste. Je ne fume plus donc je ne peux même pas donner l'excuse clope. J'ouvre et referme plusieurs fois la bouche bêtement comme une carpe. Entre-temps, Peter Van Houtte est arrivé à ma hauteur. Il me montre son mug, une horrible tasse porte-bonheur, ridicule à souhait, à l'effigie de Tintin. Une édition collector paraît-il...

- On dirait qu'un tracteur a lavé ses roues là-dedans ! Vous boiriez cette boue vous ?

Effectivement, l'eau est marron avec des petits grumeaux, comme si la machine avait craché ce qui la coinçait. Irait-elle mieux ? Il reprend :

- Moi aussi j'en veux un.

- Pardon ?

Un tracteur ? Je le croyais bruxellois. Une nouvelle lubie ? Marre des embouteillages ? Marre du smog ? Envie de verdure et d'odeur des vaches ? Il me tire de mes divagations :

- Vous filiez vous chercher un café ?

- Euh... Oui ?

- Donc ce sera un double crème avec Stracciatella pour moi et Raj prend un latte macchiato. Merci Coraline.

Raj passe la tête dans l'entrebâillement de sa porte et lève le pouce en ma direction. Sérieusement ? Ils m'envoient au Starbucks ? Je viens de perdre une heure sur mon planning. Grâce à eux, je n'ai plus le temps de papoter avec Claire.

Mercredi 14 février.

18 h 30.

Je lui ai dit : « dîner chez moi ». Alors que je ne sais pas cuisiner. Qu'est-ce qui m'a pris ? Peut-être l'envie d'éviter les autres couples dans tout Bruxelles attablés avec le verre de champagne offert pour madame dans une ambiance bien kitsch. Les vendeurs de roses passant entre les tables. Les cœurs rouges sur la nappe, sortis pour l'occasion au lieu du set de table en papier.

Ça, c'était le concept originel. Mais, je ne sais pas cuisiner. Retour à mon problème actuel. Qu'allons-nous manger ce soir ?

Raj passe devant moi, je l'interpelle :

- Raj ! Qu'est-ce que tu fais ce soir ?

- Ce sont des avances bizarres ?

- Non ! Donne-moi une idée !

- J'emmène ma femme au restaurant.

Je pousse un grognement désespéré. Il ne m'aide pas. Il hausse les épaules et s'éclipse, me laissant seule avec mon problème.

Si je vais faire les courses maintenant, je peux certainement trouver des plats préparés pour deux, encore en rayon. Mais je me vois mal faire la queue au Delhaize1 avec le sentiment de culpabilité partagé par toutes les personnes dans la file. On va se regarder les uns les autres, comparer ce que l'on a choisi et baisser les yeux malgré le néon clignotant au-dessus de nos têtes « Oui, je n'ai rien prévu et dans tous les cas, ça aurait brûlé ».

Monsieur Van Houtte fait irruption dans mon bureau, je sursaute. Un jour, il va me déclencher une crise cardiaque. Je préfère pourtant laisser ma porte ouverte que d'avoir son tambourinement trop énergique sur elle. Il a une brochure à la main. Il me la tend, un sourire farceur aux lèvres :

- J'ai entendu dire que quelqu'un avait un problème ? Appelez maintenant de ma part, ça doit encore être bon.

C'est le dépliant d'un traiteur. Il me sauve la mise. J'articule un merci et décroche le téléphone. Il repart en levant les deux pouces en ma direction. Je pouffe de rire quand mon interlocuteur répond.

19 h 15.

J'ai récupéré mon paquet. Des pros sur toute la ligne. La jeune femme prenant ma commande m'a même demandé si j'avais besoin des épluchures à mettre dans ma poubelle. Je suppose que c'est l'une des demandes habituelles de mon filou de patron pour faire croire qu'il cuisine. J'enfile un tablier, mets le repas à réchauffer au four en suivant la feuille d'instructions donnée. Je vais faire le dessert moi-même. J'ai la super recette secrète de Marjo et de ses cœurs coulant au chocolat. Je les fais depuis une dizaine d'années et ils sont inratables. J'en ai seulement pour dix minutes de préparation.

Je vais en faire six, comme ça j'en apporterai demain au boulot pour remercier mon patron d'avoir sauvé la soirée et ma face.

20 h 45.

Nous en sommes au plat de résistance. Philippe nous ressert en champagne qu'il a apporté. Je reconnais la bouteille, celle-ci coûte une petite fortune. Il se souvenait donc bien que nous étions la Saint Valentin ce soir. Ou alors c'est le caviste qui lui a fait remarquer quand il s'est pointé chez lui pour ne pas venir les mains vides.

Il repousse son assiette, repu, et me demande :

- Cora, c'est délicieux ! Tu as mis quelles épices là-dedans ?

Merde. J'ai jeté la feuille d'instructions sans regarder la liste des ingrédients qui étaient marqués. Je ne sais plus du tout, ça a un côté sucré.

De la cannelle ? Cumin ? Zut ! Il y avait un « C », c'est certain.

- Cardamome.

- Oh non ! Je n'ai pas envie de parler du boulot ce soir. Tout le monde est excité avec la préparation du séminaire, j'espérais avoir un peu de répit.

Il me faut un petit instant pour que l'information me monte au cerveau. Exact ! Elettaria, le nom de sa boite c'est Cardamome en latin. Je ne m'y ferai jamais. C'est moche et bizarre. Qui a eu une idée pareille ?

Il reprend :

- Tu es sûre que ce n'est pas plutôt de la coriandre.

Grillée ! Pff, je repousse moi aussi mon assiette et fais la moue.

- J'avoue, je n'ai pas cuisiné. Si tu veux vraiment savoir, la fiche du traiteur est dans la poubelle de la cuisine.

Il m'observe et se marre :

- On s'en fiche de qui cuisine. C'est adorable d'avoir préparé une soirée. D'ailleurs, j'ai un petit quelque chose pour toi.

Il va dans l'entrée, fouille dans la poche de sa veste. Je l'épie de dos. Qu'est-ce que je suis heureuse dans cette relation ! Il y a enfin cette petite étincelle qui me manquait dans les autres, celle où je me dis : « on est sur la même longueur d'onde ». Je le regarde s'affairer, profitant de la vue s'offrant à moi.

Il revient avec un écrin.

- Tadam ! m'annonce-t-il en me le tendant.

Non ? Il ne me ferait tout de même pas sa demande ? Ça ne fait que 1 mois, 13 jours et 22 heures que nous sommes ensemble (j'ai compté au bureau). J'ose l'ouvrir ou pas ? Je rassemble mon courage, de toute façon ça ne devrait ni mordre ni exploser. J'espère.

J'ouvre l'écrin et tombe sur un ravissant collier en argent, une pierre rose au bout, taillée en forme de goutte. C'était bien la peine de se faire des films encore une fois. Qu'est-ce que je pensais sur « nous sommes sur la même longueur d'onde » déjà ? Je suis grave ! On a une belle complicité, il ne faut pas vouloir être trop rapide non

plus. J'essaie de me raisonner avant de sentir une petite pointe de déception m'envahir.

- C'est une tourmaline.

- Je croyais que c'était noir ?

- Il y en a de différentes couleurs, les roses, les vertes et noires également. Entre autres. Impossible de te citer la liste. Les tourmalines servent d'indicateurs géologiques, on les retrouve juste avant les gisements d'or.

- Tu t'y connais en pierres toi ?

- Une des passions de ma mère. Tu en as une noire ?

- Euh... sur mon fer à lisser oui...

Il éclate de rire. Ben quoi ! Je suis formelle, il y a marqué « anti-frisottis grâce à la tourmaline ». Pour moi, c'était juste un caillou anti-électricité statique.

- Tu as raison. C'est une de ses propriétés. En lithothérapie, la pierre rose s'appelle une rubellite. C'est bon pour protéger des champs électromagnétiques, y compris pour ses cheveux. Je l'ai choisie car tu es toute la journée sur un ordinateur.

Encore une fois, c'est ultra attentionné de sa part. Comment fait-il pour être aussi craquant ? Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter un homme pareil ? Bon, si je sais, j'ai été punie avant avec Mike. C'était pour rééquilibrer les lois de l'univers. Je ne dirais pas que je suis prête à recommencer la mauvaise expérience, mais tout de même. Un gars comme Philippe Meester, c'est un cadeau. Je tape sur mon téléphone les mots clés tels que « Lithothérapie » et « Rubellite » pour en savoir un petit peu plus. Ce n'est pas que j'ai mon téléphone à table le jour de la Saint-Valentin. C'est que j'en ai besoin en tant que minuterie pour mon four. Il a l'option, mais je ne sais pas la programmer, comme toutes ses autres fonctions high-tech. Je tombe justement sur un blog de passionnés. Je ricane en lisant les propriétés de la rubellite :

- « Favorise l'amour et le désir ». Et bah ! Y en a un qui avait l'intention de passer une bonne nuit.

- Fais voir ça ? demande-t-il en tendant le bras. Je t'assure que ce n'était pas prémédité et que je l'ignorais.

Je lui donne mon téléphone et me lève pour me diriger vers la cuisine :

- Les moelleux au chocolat sont de ma facture ! Recette secrète familiale !

Il m'attrape au passage et me fait assoir sur ses genoux. Il me dégage les cheveux sur une épaule et entreprend d'attacher le collier. Je saisis dans ma main la petite pierre. Je l'adore déjà. Il me susurre à l'oreille :

- Je pensais que le dessert, c'était toi.

- Donc c'était prémédité ?

- Pour la rubellite ? Non. Te dévorer oui !

bottom of page