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Dans leur appartement parisien, Évelyne et Georges Baudin, tous deux retraités, s’affairaient dans la cuisine. Les murs, comme ceux du reste de l’habitation, étaient couverts de vieux meubles en bois massif. Georges les avait tous rénovés afin de leur donner un aspect plus moderne. Poncé et verni, le bois qui autrefois paraissait brun avait retrouvé sa couleur d’origine.
Ce rituel se passait toujours autour de la petite table de bois clair et de la même manière, Georges s’occupait du café, des tasses et des sucrettes. Ce dernier étant diabétique, il était passé à ce substitut du sucre voilà plusieurs années.
Pendant ce temps, sa femme préparait le petit déjeuner, quelques biscottes, de la confiture et du beurre. Sans sucre ajouté pour le premier et zéro pour cent de matières grasses, ou presque, pour le second.
S’asseyant à leur place habituelle, ils échangèrent quelques mots à propos du jardin, de divers membres de leur famille, des prochains anniversaires à prévoir, bref, la routine matinale. À peine Georges avait-il fini ses tartines et sa dernière gorgée de café qu’il se leva de table.
— Ah, c’est jour de révision ? demanda Évelyne.
— Eh oui chérie, mon bon vieux coucou en a bien besoin, lui répondit-il en commençant à se diriger vers le placard dans lequel tout son nécessaire était rangé.
— Tu veux que je t’aide ? demanda-t-elle alors qu’elle connaissait déjà la réponse.
— Oh non, c’est gentil mais je ne préfère pas. Au moins, je suis sûr de tout avoir.
En plus de cela, il était un grand adepte du « une place pour chaque chose et chaque chose à sa place ». Il vérifia donc sa caisse outil par outil, s’assurant aussi de leur état, « on ne sait jamais ». Pourtant, il faisait des « petites » maintenances très régulièrement, mais il procédait de même chaque fois malgré tout.
Il s’était équipé de ses vêtements de travail, chargé de sa caisse à outils et avait embrassé sa femme avant de se mettre en route.
Ce que Georges appelait « son vieux coucou » était en fait un carrousel. Il avait toujours rêvé d’être propriétaire d’un de ces vieux manèges avec des chevaux de bois, rêve qu’il avait pu réaliser dix ans plus tôt après avoir revendu son garage automobile afin de prendre une retraite bien méritée. Cette nouvelle activité lui permettait, en plus de le garder occupé, de rester dans le secteur de la mécanique qui lui plaisait, et dans lequel il avait travaillé durant les trois quarts de sa vie, et de proposer quelques minutes de bonheur aux enfants comme aux parents. L’alliance des deux le remplissait de joie.
Il tourna au coin de la rue et c’est là qu’il l’aperçut au loin. Sa petite fierté à lui, idéalement placée sur une place entourée de bars, cafés et autres salons de thé. Et le petit plus pour les chaudes journées d’été : son manège était entouré d’arbres. Tout était parfaitement à sa place. Mais quelque chose lui semblait bizarre tout de même. Tellement bizarre que sur le coup, il pensait se tromper. Il approcha de quelques pas rapides pour s’en assurer, mais non, il ne se trompait pas. Son carrousel était bien en marche et la bâche qui le recouvrait bel et bien entaillée. « Sûrement des sales gosses qui ont voulu faire les cons ! », se dit Georges agacé. Il ne prit pas la peine d’arrêter son manège, le plus important était de savoir s’ils avaient fait des dégâts. Il passa directement par l’entaille qui avait été faite et entreprit de faire le tour du manège, inspectant chacune des montures. Il n’eut pas le temps de finir son tour, qu’il fit une découverte que nul n’aurait pu imaginer. Un visage de porcelaine, encadré de longues bouclettes d’un brun qui paraissait d’un noir ébène sur ce blanc d’albâtre, des yeux d’un vert profond, et un sourire, qui le hanterait jusqu’à la fin de ses jours. Un sourire malsain, inhumain, qui s’ouvrait sur des dents tout acérées, comme autant de petits poignards. Ce visage aussi angélique que démoniaque était bien celui d’une fillette, morte, sur son cheval de bois.