Prologue
Après avoir descendu une longue série de marches glissantes, les quatre hommes parvinrent aux fondations du château. Ils s’enfoncèrent dans l’obscurité de l’étroit tunnel qui s’ouvrait devant eux. Une forte odeur de moisissure et d’humidité empuantissait l’air. À chaque expiration, leurs poumons exhalaient de la vapeur qui finissait par se dissiper en volutes diaphanes. L’atmosphère était lourde, moite et les chemises collaient à la peau. Celui qui marchait en tête, tenant haut une lampe-tempête, était plus petit que ses compagnons. Sa tenue différait également. Eux étaient en bras de chemise, cravates et gilets noirs. Lui était vêtu d’un bleu de travail souillé par du ciment ou du plâtre et portait une casquette qui dissimulait mal une calvitie très avancée. Seule une couronne de cheveux d’un blanc sale dépassait des bords du couvre-chef.
— Pouvez-vous au moins me dire ce qui cloche dans mon installation ? J’avais pourtant testé chaque mécanisme, demanda-t-il sans se retourner.
Le ton était inquiet.
— Ne vous en faites pas maître Birchali, ce n’est vraiment pas grand-chose, mais il faut que vous voyiez par vous-même, répondit celui qui le suivait.
C’était un homme distingué, dans la quarantaine, avec d’imposantes bacchantes lustrées et torsadées aux extrémités. Lui aussi tenait une lampe dont la flamme tremblotante se reflétait dans ses prunelles noires. Maître Birchali avala sa salive et, le souffle court, poursuivit sa marche à travers le dédale de galeries qu’il connaissait sur le bout des doigts, pour y avoir travaillé durant plusieurs mois. Le grand type lui faisait peur. Il avait toujours été mal à l’aise en sa présence. Mais lui et ses acolytes lui avaient proposé une telle somme pour aménager cette pièce secrète, dans les souterrains du château, qu’il n’avait pu refuser, pas par ces temps si difficiles.
Les deux autres gars étaient toujours muets. Ils paraissaient aussi tendus que Birchali. Le premier, bedaine en avant, portait un bouc taillé en pointe. Un industriel, juif comme lui, d’après ce que savait maître Birchali. Cela le rassura momentanément. L’autre était élancé, dans la cinquantaine, c’était le notaire du village.
Après quelques minutes de marche, la topographie changea. Le sol en terre battue devint plus spongieux et des racines perçaient la voûte du souterrain. Les quatre hommes venaient de sortir des limites du château et passaient à présent sous la forêt qui s’étendait au sud de la grande bâtisse. Ils parvinrent enfin devant une grosse porte en acier, qui faisait un peu penser à celles, blindées, que l’on voyait dans les banques, à cela près qu’elle ne comportait aucun mécanisme d’ouverture.
Maître Birchali se retourna vers les trois hommes et leur fit un signe de la tête. Ils se dirigèrent chacun vers un point précis du souterrain et retirèrent du mur trois pierres qui cachaient l’emplacement des serrures. Tous prirent la clé qu’ils portaient au cou.
— Samuel, à toi, dit l’homme à la moustache en guidon de vélo. Samuel, l’industriel juif, introduisit sa clé, la fit pivoter et exerça une pression sur la tige.
— Voilà, Jules, c’est fait.
Jules se tourna vers le médecin.
— À toi Philippe !
Ce dernier s’exécuta et appliqua à son tour une pression sur la clé. Jules fit de même. On entendit un déclic et la porte commença à bouger, lentement. Elle avait plus de trente centimètres d’épaisseur. Il avait fallu dix hommes pour la mettre en place, des travailleurs noirs qui ne parlaient pas le français, que le maître maçon était allé chercher dans les colonies, sur ordre de ses employeurs. Les ouvriers avaient reçu une énorme gratification dès leur tâche accomplie. Le secret devait être le plus total.
La porte s’immobilisa à angle droit du mur dans lequel elle était encastrée, dévoilant une pièce carrée de cinq mètres sur cinq, environ. Jules fit signe au maître maçon d’entrer. Birchali pénétra dans la salle où il n’était pas revenu depuis plus d’un mois.
— Alors, quel est le mécanisme qui ne…
Il resta bouche bée.
— Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que…
Birchali ne voyait que la gueule noire du canon d’un revolver de gros calibre.
— Désolé, maître Birchali, dit le moustachu en secouant la tête, d’un air navré.
Birchali recula en ouvrant de grands yeux. Il mit ses mains en avant, dans un geste dérisoire de protection.
— Non, pitié monsieur, je sais être discret, je vous jure que je n’ai parlé à personne de cette pièce, comme vous me l’aviez demandé. Je ne dirai rien, je vous promets que je serai muet comme une tombe.
Il ne croyait pas si bien dire. Le coup de feu claqua et résonna longtemps le long des parois du souterrain. Le notaire et l’homme d’affaires avaient sursauté quand la balle avait jailli dans un éclair blanc. Ils en avaient longuement discuté et étaient tombés d’accord sur le fait que c’était la seule solution ; seul un cadavre ne parle pas. Lorsque le nuage de fumée blanche et âcre se dissipa, le maître maçon était allongé face contre terre. Sa casquette avait glissé sur le sol, découvrant son crâne chauve percé de part en part par le projectile. Une mare de sang se formait, rapidement absorbée par la terre. Samuel porta sa main à sa bouche et une larme coula sur sa joue. Le moustachu semblait tétanisé, il tenait toujours son revolver, l’index bloqué sur la détente. Seul le notaire paraissait avoir conservé ses moyens.
— Allons mes amis, c’est fini, il faut y aller, dit-il.
Il posa sa main sur l’arme. Il dut presque l’arracher des doigts du tireur. Finalement, les trois hommes recouvrirent le cadavre du maçon, à l’aide d’un drap qu’ils avaient apporté en prévision de l’acte qu’ils avaient prémédité. Ils sortirent de la pièce et retirèrent les clés restées dans leur logement. La porte se mit en mouvement, lentement, et se referma avec un bruit pneumatique. La pièce était désormais scellée et elle serait le tombeau de son constructeur.
Durant leur retour vers la sortie, ils n’échangèrent pas un mot. Tous gardaient la tête basse.
Arrivés au sommet de l’escalier, Jules manœuvra un anneau dans le mur, sur sa droite, et un panneau coulissa. La lumière du jour parut. Ils se retrouvèrent dans un cabinet de travail, meublé avec goût. Les murs étaient habillés d’étagères de chêne brun surchargées de livres. Au centre, un grand bureau, posé sur un tapis persan, était disposé face à une haute fenêtre aux tentures vertes. Lorsqu’ils furent tous dans la pièce, le moustachu se dirigea vers un buste d’angelot, qui trônait sur une étagère. Il bascula en arrière la calotte crânienne du chérubin et pressa un bouton dissimulé à l’intérieur. Immédiatement, le passage se referma. Puis, il se retourna vers les deux autres.
— Mes amis, dit-il, j’espère que Dieu nous pardonnera ce que nous venons de faire, mais il n’y avait pas d’autre solution. Les Allemands seront bientôt là et nous ne savons pas ce qu’il va advenir. Gardez précieusement vos clés, la porte ne peut être ouverte qu’à l’aide des trois en même temps. Nous nous retrouverons dès que les choses iront mieux. Ne parlez de tout cela à personne, surtout pas à vos proches, car ils seraient en danger.
Les trois hommes se serrèrent la main puis se séparèrent. Resté seul dans son cabinet de travail, Jules s’assit à son bureau, prit une feuille de papier et se mit à rédiger une lettre. Il y apposait le point final lorsqu’on frappa à la porte. Il glissa rapidement la feuille dans le sous-main de cuir vert.
Une très belle femme, d’une trentaine d’années à peine, entra. Elle était grande, brune, avec de beaux yeux très noirs. Jules tendit une main pour l’inviter à s’approcher. Elle fit le tour du bureau, vint s’asseoir sur ses genoux et se lova contre lui.
— J’ai vu tes deux amis partir, dit-elle, mais je n’ai pas vu maître Birchali s’en aller. Est-il toujours ici ?
Jules fit un énorme effort pour rester impassible.
— Je lui ai demandé d’aller vérifier une fissure sur la petite tour de l’aile sud, il est passé par un autre couloir, je suppose. Elle hocha la tête.
— Tu as pris une grosse responsabilité en acceptant de cacher les avoirs de ces familles dans notre banque en Suisse. Tous ces braves gens ont en toi une confiance aveugle.
— Ils ont surtout très peur de la guerre et de l’invasion.
— Oui, certainement, n’empêche, je suis rassurée de savoir tous nos biens en sécurité. La Suisse est un pays neutre et qui le restera toujours.
L’homme prit une profonde inspiration.
— Lucie, ma chérie, j’ai une mauvaise nouvelle.
— Tu me fais peur !
Il ouvrit un tiroir et sortit une feuille portant en en-tête une croix gammée. Il la posa sur le sous-main. La jeune femme fronça les sourcils. Elle prit le document et commença à le lire. Son visage s’empourpra :
— Mais ce n’est pas possible !
— Si, c’est un ordre de réquisition. Nous allons devoir loger un détachement de l’armée allemande.
— Tu le sais depuis quand ?
— Trois jours.
— Et quand comptais-tu m’en parler ?
Elle se leva d’un seul bond.
— Je ne savais pas comment te le dire. C’est pour cela que je veux que les enfants partent chez tes parents à Genève. Et j’aimerais que tu y ailles aussi, dès demain.
— Alors là, mon pauvre ami, tu peux toujours courir. Si tu crois que je vais laisser ma maison à ces porcs dégénérés, tu te fourres le doigt dans l’œil.
Jules resta un instant interloqué, tandis que sa femme lui tournait le dos et disparaissait dans l’encadrement de la porte. Il ne l’avait jamais entendue parler ainsi. Il reprit la lettre qu’il avait dissimulée dans le sous-main, la relut encore une fois puis se dirigea vers un petit secrétaire en marqueterie. Il pressa un bouton intégré à la décoration, ce qui libéra un tiroir secret dans lequel il déposa la feuille de papier.
Le lendemain matin, tout le village fut réveillé par le vrombissement des moteurs d’une colonne de blindés. Les véhicules s’arrêtèrent sur la place, sous les hauts murs du château et se rangèrent en ordre impeccable sur le parvis. Des soldats en uniforme feldgrau en descendirent, mitraillette au poing.
Derrière les fenêtres, par l’entrebâillement des rideaux, on distinguait des visages inquiets. Sur la place, vidée de ses habitants, un homme seul portant une écharpe tricolore s’approcha de la voiture de tête, un petit blindé dans lequel se tenait un officier, droit comme un I. L’homme à l’écharpe, c’était Georges Boudin, le maire du village. L’officier allemand le salua et ils échangèrent quelques mots. Boudin désigna l’étroit sentier qui conduisait au château. L’Allemand frappa de sa badine contre la carrosserie et le chauffeur démarra aussitôt en direction du château, suivi par deux autres voitures. La voie d’accès était trop exiguë pour permettre aux gros blindés d’aller plus loin.
Jules avait dormi seul cette nuit et mal. Toutefois, sur le matin, le sommeil avait réussi à l’emporter. Aussi se réveilla-t-il en sursaut en entendant le vacarme dans la cour. Il comprit immédiatement de quoi il s’agissait. Pourtant, ils ne devaient arriver que deux jours plus tard. Il s’habilla rapidement et descendit au rez-de-chaussée. Tous les domestiques, ainsi que Lucie, étaient là, face à l’officier qui affichait un grand sourire. Il était imposant dans son magnifique uniforme presque déformé au niveau de la poitrine par le poids des décorations qui y étaient suspendues.
— Ah, voici le maître des lieux, je suppose, dit-il dans un français à peine teinté d’un léger accent germanique.
Il ôta son gant de cuir et tendit la main à Jules.
— Capitaine Pieter Vrooman, monsieur. Croyez bien que je suis désolé du dérangement que nous allons vous occasionner.
— Merci de votre sollicitude, répliqua Jules sur un ton qui se voulait ironique, mais qui était en réalité mal assuré. L’officier sortit de sa poche un document qu’il lui tendit.
— D’autant plus qu’il y a quelques changements par rapport à la précédente réquisition.
Jules déplia la missive et la parcourut sans un mot. Il tendit la lettre à sa femme.
— Mais ce n’est pas possible, c’est hors de question ! La lèvre supérieure de Lucie tremblait.
— J’ai bien peur, madame, que vous n’ayez pas le choix. Le haut commandement souhaite faire de votre château une base opérationnelle et aucun civil n’y est admis. Vous devez donc partir, mais rassurez-vous, nous vous laisserons quelques jours. Deux de mes hommes se tiendront à votre disposition. Ils vous aideront à préparer vos bagages.
La jeune femme avala sa salive, sa respiration était courte, sa poitrine se soulevait à un rythme rapide, tant elle avait du mal à contrôler sa colère.
— Mais va te faire foutre espèce de salopard dégénéré ! Va te faire foutre, toi et ton Führer, je ne vais pas vous abandonner ma maison ! L’officier parut interloqué. Il s’approcha d’elle, la badine en avant.
— Dans ces conditions, je retire mon offre, vous devrez avoir quitté le château avant midi sinon…
Il écarta le chemisier de la jeune femme avec la pointe de cuir.
— Mes hommes pourraient bien avoir une gratification ce soir. Lucie recula en le toisant. Puis, brusquement, elle lui cracha à la
figure. L’homme leva sa cravache et la rabattit violemment sur le visage de la jeune femme qui s’orna d’une estafilade rouge d’où perlèrent quelques gouttes de sang. Un rugissement retentit dans le dos de l’officier qui se retourna et vit Jules se ruer vers lui. Un coup de feu claqua. Jules fut projeté en avant et vint s’écrouler au pied du capitaine, une balle dans le dos. Lucie et les domestiques hurlèrent, tandis que le tout jeune soldat qui avait tiré par réflexe restait paralysé par son geste. C’était la première fois qu’il tuait un homme.