Boum.
Boum.
Boum.
Un craquement, une déchirure, une palpitation douloureuse dans sa poitrine. L'horrible sensation de sentir des doigts se resserrer autour de son cœur le prend tout entier. Il a mal, c'est atroce. Ça lui colle à la peau, il en a des sueurs froides. Il étouffe, manque d'air.
Les bras levés non sans difficulté, il tape de toutes ses forces contre le couvercle de son cercueil. Ses coups ne sont pas très puissants, il est très faible et son corps tient à peine le choc. Il sait qu'il est coincé, dans tous les sens du terme.
C'est le prix à payer lorsqu'on est un vampire malade. Il tousse, se crispe. C'est plus fort que lui. Il ne peut pas lutter contre son organisme qui tente de revenir à la vie après ces nombreuses décennies à errer dans l'oubli.
Faites que quelqu'un me vienne en aide, pense-t-il dans sa souffrance.
Les raisons de son réveil réintègrent peu à peu sa mémoire. Plus les secondes défilent sur la courbe du temps et plus il se souvient. Il n'a le droit qu'à un mois à peine. Trois semaines seulement après cette renaissance, pour convaincre l'âme sœur qui lui a été attribuée de l'aimer.
Il sait de qui il s'agit. Il l'a toujours su. Il ne connaît pas encore son identité, que ce soit son prénom, son nom, son adresse ou ses hobbies, mais peut se l'imaginer physiquement sans problème. Combien de fois n'a-t-il pas rêvé de son visage, de sa longue chevelure noire et de son somptueux regard bleu ?
Pourtant, même après avoir dormi plus d'un siècle, il n'a pas pu prévoir de plan assez percutant pour l'aborder sans l'effrayer. Un mois au compteur, c'est tout ce qu'il a. L'heure défile sur son bras droit. De gros chiffres verts sur sa peau trop blanche, trop lisse, trop parfaite, à l'allure cadavérique.
Bordel, j'étouffe là-dedans ! hurle sa conscience.
Des bruits, mais également des murmures appuyés, lui parviennent de l'extérieur de son mouroir. L'espoir qu'on puisse le trouver pour lui venir en aide le gagne.
Par ici, je suis juste là !
Il sait que personne ne peut l'entendre, mais le fermoir de son lit de bois se soulève. Un sorcier, qu'il reconnaîtrait entre mille, passe sa tête au-dessus du tombeau et plante son regard noir dans celui du vampire en piteux état. L'être magique sourit, se rit ouvertement de sa posture.
Il y a un peu plus de dix-sept ans, Grégoire a senti que sa belle naissait. Il a dû se battre violemment contre l'obscurité pour quitter le monde des morts et revenir à la vie. Il a une seconde chance et c'est la naissance de son âme sœur qui a libéré son esprit des entrailles de la Terre.
Dans un mois, elle atteindra sa majorité, passera l'âge de ses dix-huit années. Il n'a que cet intervalle de temps pour la convaincre de devenir sienne, ou alors, il plongera dans les ténèbres pour l'éternité, l'entraînant dans sa chute.
Aidez-moi..., supplie-t-il intérieurement.
Le sorcier lève la main et le corps du vampire quitte son doux capiton en soie pour être éjecté du cercueil afin de venir s'écraser sur le sol. Un épais voile de poussière s'envole tout autour de lui, le recouvre en retombant. Il s'époumone. L'air chaud et renfermé du caveau lui rentre douloureusement dans les narines. Il a besoin de respirer quelque chose de beaucoup plus frais et de plus sain. L'odeur est immonde, il a l'impression de suffoquer.
Il tente de se relever, les jambes raides, mais Fara, qui semble tout droit sortie du passé, comme un vieux fantôme, donne un violent coup de pied empreint de rancœur et de haine dans son coude avant de le pousser sans remords. Tout cela sans même que ses longs cheveux noirs ne viennent camoufler la cruauté de son regard vermeil.
Grégoire s'écroule de nouveau sur le radier froid, humide et fissuré par le temps. Ses doigts, encore raides de ne pas avoir bougé pendant un moment, lui font défaut lorsqu'il essaye de s'accrocher à quelque chose durant sa chute. Il se sent vulnérable et ça le met hors de lui. Il veut hurler, crier pour qu'on lui rende sa force et sa vivacité d'autrefois.
À l'époque, Fara était la seconde de Ève. Cette dernière, grande reine et prêtresse de tous les vampires, est la première, l'originelle, la déesse de leur espèce. Du moins, si tout cela est toujours d'actualité. Un siècle a filé depuis qu'il a vu ces personnes agglutinées autour de lui. Fara rit de lui, prend du plaisir à le découvrir en si mauvais état, aussi fragile et inoffensif qu'un bébé sorti du ventre de sa mère. Peut-être garde-t-elle encore en tête le goût amer de leur rupture ?
- Souviens-toi des règles du jeu, tonne Lyssandro, le sorcier. Tu ne dois jamais lui dire ce que tu es. Elle doit tout découvrir seule et ses sentiments pour toi doivent être sincères. Si tu réussis avant le temps imparti, alors tu redeviendras humain. Si tu échoues, tu seras une âme perdue au fin fond des abysses et elle mourra. Le pacte sera brisé par un véritable baiser d'amour.
Pourquoi Diable ai-je accepté tout cela ? se blâme-t-il.
Le vampire pâlit encore plus que possible, il est affligé pour sa future victime, mais égayé par la simple idée de pouvoir être normal à nouveau. Il sait que séduire une humaine lui sera chose aisée. Ce qu'il redoute en revanche, c'est de parvenir à la rendre éprise de lui avant que le chronomètre sur sa peau n'affiche les dernières secondes fatidiques...
Fara s'abreuve de sa peur, de ses angoisses et de ses craintes. Elle lui lance néanmoins un dossier après lui avoir presque craché dessus. Elle le hait. Elle le déteste tellement que ça la dévore de l'intérieur et elle le sait autant que lui.
Tout est ta faute, pense le vampire. C'est toi qui as tout gâché, tout brisé. Et encore à cause de toi que je suis ici et que tout a changé.
D'un geste de la main, Lyssandro ouvre ce qui vient d'être balancé au vampire, ce dernier étant trop lent dans ses mouvements, n'ayant pas recouvré la totalité de ses fonctionnalités. À l'intérieur de la grande pochette grise, il y a des photos de sa belle, mais surtout et enfin, les informations qu'il lui manquait.
- Opaline... Pidy, murmure le garçon en passant difficilement ses doigts sur le portrait de l'adolescente, rampant comme un animal à l'agonie pour s'approcher des documents.
Son cœur se serre à l'idée qu'il soit sur le point de lui gâcher la vie. Mais il n'a pas le choix ! Soit il vit, soit ils meurent. Et ça l'énerve plus qu'autre chose que tout ne repose que sur une frêle petite chose qui pourrait lui servir de repas.
Grégoire soupire. Il sent que le sang parvient enfin à circuler dans son organisme. Il tremble légèrement tout en se mettant à genoux. Son regard croise celui de Ève, restée en retrait depuis le début. Il se fige. C'est avec elle qu'il a trompé Fara, même si ce que cette dernière ne sait pas, c'est qu'il couchait avec la reine bien avant de la rencontrer, elle. Il sourit en l'apercevant. Elle est tellement belle ! Bien plus que dans ses modestes souvenirs usés. Ses longs cheveux noirs, plus sombres que la nuit, soulignent l'éclat de ses somptueux yeux rouges. C'est à en être paralysé d'admiration. Ce soir, elle porte une robe qu'il ne lui connaissait pas, sans doute faite dans un joli tissu de soie dont il ne peut voir que la merveilleuse couleur bleu roi. Elle est exquise, envoûtante, délicieuse...
- Tu es maintenant Siméon Kreysson, continue Fara en lui jetant un nouveau dossier.
Dans la pochette, blanche cette fois, qu'il se découvre capable d'ouvrir par ses propres moyens, se trouve tout ce dont il a besoin. Une assurance de son existence aux yeux de la loi, principalement. Son regard commence alors à se troubler.
Ça fait plus de cent ans qu'il n'a rien consommé. Plongé dans un sommeil artificiel, ça ne l'avait pas affecté plus que ça, mais maintenant qu'il est bel et bien de retour, sa soif le prend de tous les côtés et le fait suffoquer. Sa gorge est sèche, tout comme sa bouche qu'il tente en vain d'humidifier avec sa salive. Il essaie de déglutir, mais l'air reste bloqué dans sa trachée. Il panique légèrement, ne souhaitant absolument pas que sa peur soit perceptible.
- Amenez-la, siffle subitement Ève de sa douce voix mélodieuse.
Lyssandro grogne, peste même, mais obéit. Si Siméon a pu survivre, c'est parce qu'il était sous la bonne étoile de sa reine. Les sorciers haïssent trop les créatures de leur genre pour les laisser vivre, en règle générale.
Si plusieurs vampires peuvent revenir à la vie après leur première mort, c'est seulement parce qu'ils trouvent des êtres magiques un peu plus ouverts d'esprit, qui comprennent qu'il faut que leur espèce puisse exister pour maintenir l'équilibre. Des chasseurs rebelles, en quelque sorte.
Une humaine lui est balancée, pire qu'un morceau de viande. Elle se tord de douleur sur le sol, les vieux clous s'enfonçant dans sa chair quand elle tente de bouger et criant lorsque ses mains se posent sur de grosses toiles d'araignées.
Elle se met à hurler en apercevant le vampire. Il n'est absolument pas présentable et fait peur à voir. Ses cheveux noirs sont gris tant ils abritent la poussière et la saleté et il n'a plus que de la peau violacée sur les os. Ses vêtements, trop larges pour lui maintenant, pendent de son corps, laissant à la mortelle tout le loisir de découvrir son squelette visible sous sa chair. Les poches sous ses yeux témoignent également de sa dénutrition, puisqu'elles forment des creux immenses dans ses joues.
Le cœur du jeune homme bat la chamade dans sa poitrine, faisant trembler tout son organisme. Aucune goutte de sang n'a franchi ses lèvres en plusieurs décennies. C'est un peu comme si c'était de nouveau la première fois qu'il devenait vampire. Une impatience enfantine le traverse. Il a hâte, mais surtout, il est littéralement affamé.
- Vide-la, murmure Ève comme une supplique.
Puis le sorcier crée un portail et les trois individus disparaissent après l'avoir traversé. Siméon se focalise entièrement sur sa proie. Il se paralyse un instant, à quatre pattes, prêt à bondir sur elle tel un fauve fou. Ses dents s'allongent. L'humaine, qu'il considère désormais comme sa chose, recule, paniquée, mais son dos se heurte violemment contre l'un des murs. Alors elle se laisse tomber à genoux, joint ses mains et se met à parler très rapidement tandis que ses larmes coulent à flots sur ses joues rondes et grasses.
- Ne me faites pas de mal, je vous en supplie, chouine-t-elle. Ma famille me recherche et elle finira par vous trouver. Si vous me tuez, vous vous condamnez à la prison. Mon père s'en occupera personnellement. Il est policier et...
Le vampire explose de rire, du moins, autant qu'il est capable de s'ébattre avec l'air qui a de plus en plus de difficultés à se frayer un chemin jusqu'à ses poumons désuets. Elle cesse de parler, déglutit. Jamais ses victimes ne lui avaient déjà demandé de se repentir avant d'agir. Il trouve ça drôle, elle l'amuse. Siméon s'assoit près d'elle et passe ses doigts fins dans la longue chevelure blonde de son jouet. Les yeux verts de la jeune fille sont humides et son visage ruisselle de ses dernières larmes. Elle ne pleure plus. Elle a compris qu'elle avait affaire à un psychopathe et qu'elle n'en ressortirait pas vivante.
- Ma jolie..., fait le vampire en humant le doux parfum du plasma qui coule de ses mains. Sache que ce n'est pas mon premier meurtre et que je n'ai absolument aucun scrupule à te tuer. Ce soir, tu vas mourir. Je vais boire ton sang, lentement, pour que tu puisses souffrir d'avoir cru pouvoir t'en aller, puis je t'achèverai, lorsque tu seras en train de convulser puisque plus aucune goutte de ce précieux sang, dit-il en caressant sa main, n'oxygénera ton cœur et encore moins ton cerveau, termine-t-il en posant ses doigts sur les tempes de son inestimable repas.
Il sent le corps chaud de cette petite créature insignifiante dans ses bras perdre espoir. Il voudrait qu'elle ait peur, parce que le goût n'est que meilleur lorsque l'hémoglobine claque dans les veines à cause de l'adrénaline, mais il ne se plaint pas.
Au moins, il n'a pas à chasser ce soir. Ce ne sera peut-être pas aussi bon qu'il le souhaite, mais il fera avec. Il n'a pas vraiment le choix, de toute façon, c'est soit elle, soit lui. L'un des deux doit y passer et, pour le vampire, c'est tout décidé.
Il dégage les cheveux du cou de sa convoitise. Elle ne tente même pas de se débattre. Ses bras restent le long de son corps et son dos est avachi. Elle a perdu la foi d'être sauvée. Siméon savoure cet abandon énorme en elle, respire son parfum.
C'est tellement plaisant de voir les êtres inférieurs cesser de croire. Ça les rend tout de suite... comment dire... moins humains. Il sourit et ses canines deviennent visibles entre ses lèvres.
- Vous êtes un vampire ? demande-t-elle.
Elle n'attend pourtant pas de réponse, ne pleure toujours pas, se laisse aller comme un vieux chiffon. Néanmoins, elle le regarde, le détaille. Elle cherche sans doute à deviner combien de secondes il lui reste à vivre et dans combien de temps exactement il se décidera à la tuer. Il pourrait faire n'importe quoi d'elle qu'elle ne réagirait même pas.
Alors le vampire ne s'attarde plus. Il plante ses dents affûtées dans la fine peau de la femme qui ne guette que sa mort et aspire le sang qui vient se stocker dans ses veines. Le merveilleux mélange métallique et fruité explose dans sa bouche. Il avait fini par oublier combien c'était vivifiant et à quel point c'était bon ! Plus les secondes passent, plus il redevient maître de son corps. Il se redresse, appuie sur les épaules et la tête de l'humaine pour introduire ses crocs encore plus profondément. Il avale goulûment, n'en perd pas une goutte. Il se sent plus fort, plus solide, plus enclin à affronter son destin. La mort ne lui semble plus un fardeau, il est prêt à lutter contre les dangers pour parvenir à ses fins.
Lorsqu'elle agonise et que son corps s'alourdit, il lui brise la nuque et place son cadavre dans son cercueil. Il ne prend même pas la peine de la cacher. Il la laisse simplement comme ça, puis file à la vitesse de l'éclair avant que le jour se lève. En tant que vampire malade, il n'a rien à craindre de la lumière, mais il préfère éviter tous risques. Il fixe l'horloge à son bras pendant sa course. Seuls les buveurs de sang peuvent la voir et être témoins de son calvaire quotidien qui le suivra jusqu'à la fin.
Il lui reste vingt-deux jours. À peine un peu plus de trois semaines, pour convaincre cette fameuse Opaline de l'aimer, lui, l'être maudit de sa vie.