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Chapitre 1

Ne songez au passé que lorsque vos souvenirs sont agréables.

J'enfonçai la cuillère avec rage dans mon pot de glace. C'était cliché, je le savais, mais aussi extrêmement réconfortant. Je jetai un coup d'œil autour de moi. Mon appartement était véritablement en vrac. Un assortiment de mugs de toutes sortes s'entassait sur ma table basse en verre, rejoint par une série de papiers d'emballage brillants et un premier pot de glace vide. Une collection de petites cuillères était dispersée de-ci de-là comme si le Chapelier Fou en personne avait commencé à organiser un thé et s'était arrêté en route pour une obscure raison. Mes coussins et plaids en fourrure traînaient par terre, camouflant des livres, une manette de jeu vidéo et la télécommande de la télévision. J'avais renoncé à l'actionner. Je me moquais bien de ce qui était diffusé, seul le bruit m'importait. Les bibliothèques qui couvraient les murs de mon salon semblaient avoir été dévastées par un avaleur de livres, mes bibelots étaient sens dessus dessous. Même l'abat-jour de mon lampadaire était de travers. J'avais dû le cogner dans la dispute. J'aurais pu ranger, mais je n'en avais pas envie. En fait, cela faisait des jours que je n'avais envie de rien. Je mangeais par automatisme, et de préférence la première chose qui me tombait sous la main, allais au travail que j'exécutais comme un zombie, et rentrais dormir.

En tout cas, j'essayais : m'abrutir de livres et de télévision était le seul moyen que j'avais trouvé pour occuper mon cerveau jusqu'à ce qu'il renonce et que je m'écroule. Nous étions samedi matin et je ne voyais aucune différence avec le reste de la semaine. Je ne l'aurais sans doute même pas su, si le calendrier n'était affiché au mur et sur mon téléphone.

Je reportai mon attention sur l'écran plat devant moi et laissai mon regard errer jusqu'à la fenêtre et son petit balcon en fer forgé. Le soleil resplendissait, c'était un vrai temps de moine, ce qui ne faisait que renforcer l'impression de chaleur écrasante qui avait envahi la ville et me poussait d'autant plus à me statufier. Le seul mouvement de l'appartement venait du mini ventilateur qui tournait en boucle et ne parvenait pas à me soulager de la température étouffante pour cette fin d'octobre. Je m'amusai un instant à suivre les hélices et me figeai. Dans un coin de ma bibliothèque, j'aperçus un tee-shirt à rayures qui ne m'appartenait pas. Et qui n'avait plus rien à faire là.

Mue par une certaine colère, je me levai et me dirigeai vers celui-ci, non sans marcher au passage sur mon chargeur de téléphone, ce qui me fit pousser une série de mots fleuris lorsqu'il s'enfonça dans la plante de mon pied droit. Je saisis le tee-shirt et les images de ces derniers jours me revinrent aussitôt en tête, lorsque mon, désormais, ex petit-ami, m'avait annoncé avec perte et fracas qu'il me quittait. Non pas parce qu'il en aimait une autre, non pas pour un boulot au bout du monde, ou parce que ça ne fonctionnait pas entre nous, bien au contraire. Il me quittait parce que je lui plaisais et que cela l'ennuyait.

Je sais, cela n'a rien de logique. Mais j'avais découvert alors que la logique n'était pas le point fort de Duncan Mercier, à l'inverse de la mauvaise foi et de la duperie. Cela dit, pour un journaliste people, je me répétai que c'étaient des qualités qui ne pouvaient que lui servir. Quel menteur ! De fait, ce que je pensais être une relation satisfaisante depuis plusieurs mois n'était en réalité pour lui qu'un passe-temps agréable, qui ne se voulait ni prise de tête, ni sérieux. J'avais perdu mon calme lorsqu'il avait clamé haut et fort que ce n'était, après tout, pas sa faute s'il existait autant d'expériences à faire dans le monde pour qu'il ne puisse se permettre de rester auprès de moi. C'était un vieil argument, et une injure de séducteur fané, que je ne pouvais pas tolérer. J'avais donc agi moi aussi avec une logique frappante : en balançant ses affaires par la fenêtre. Le tee-shirt avait dû m'échapper en cours de route et se planquer dans ce recoin au vol, en digne représentant de son propriétaire. Je le saisis entre deux doigts, absolument dégoûtée, et le laissai tomber sans le moindre remords depuis mon balcon : la benne à ordure jaune se trouvait juste en dessous de chez moi. Les déchets à leur place, et le tout sans polluer !

Il frôla au même instant une silhouette menue, qui leva un regard surpris vers moi et posa une main sur sa hanche sculpturale.

- Tu as une drôle de façon de faire le ménage ! On te l'a déjà dit j'espère ?

- Je ne t'attendais pas aussi tôt, monte ! répondis-je à mon amie qui secouait la tête, affligée.

Je me dirigeai vers ma porte d'entrée aussitôt, sans refermer la fenêtre pour laisser un peu plus d'air pénétrer dans l'appartement. La venue de Lucille me mettait du baume au cœur. Je l'entendis grimper l'escalier ancien quatre à quatre et souris.

Rien ne pouvait arrêter Lucille Wallace, championne départementale d'athlétisme. J'admirais la volonté et l'énergie de mon amie depuis des années, en particulier parce que l'idée de courir m'était aussi étrange qu'à une poule qui aurait trouvé un couteau. Mais force était de constater qu'elle s'y épanouissait pleinement. Peut-être que si mon cerveau avait été aussi oxygéné que le sien, j'aurais compris plus tôt à qui j'avais affaire. Le mètre soixante-dix de Lucille apparut bientôt devant moi, souriant et même pas essoufflé.

Ses beaux cheveux roux étaient retenus en une simple queue de cheval et elle n'avait pas l'air de transpirer dans sa combinaison-short rose estivale. À côté d'elle, avec mes cheveux noirs emmêlés, mon débardeur bleu trop grand et mon corsaire gris orné d'une tête de Mickey, j'avais l'allure d'une épave.

- Houlà ! C'est Hiroshima ici ! C'était si atroce que ça ? me demanda-t-elle en pénétrant dans l'appartement.

J'opinai et croisai les bras sur ma poitrine, pas très à l'aise. Lucille s'avança vers la table basse et attrapa le pot de glace que j'avais abandonné.

- J'espère que tu as fait la réserve, je viens de courir et j'ai faim !

- Les glaces sont dans le congèl, sers-toi, lui répondis-je en souriant doucement.

- J'ai apporté de quoi passer une bonne soirée, regarde dans mon sac, me cria-t-elle depuis la cuisine, la tête dans le congélateur.

J'attrapai l'anse du sac à main qu'elle avait déposé sur mon canapé en daim bleu pâle et en sortit une pile de DVD qui m'arracha un petit rire rauque.

- Bien joué ! C'est exactement ce qu'il me fallait pour me dire qu'il existe encore forcément des mecs bien quelque part.

- En espérant qu'ils ne soient pas tous coincés dans une boucle temporelle tu veux dire ? plaisanta-t-elle en me rejoignant un pot à la main.

- Je n'ai rien d'autre à manger, on commande des sushis ce soir ?

- Comment résister ? fit-elle avec un clin d'œil complice.

Combien de fois avions-nous soigné notre moral ainsi toutes les deux ? Lucille et moi étions inséparables depuis le lycée. C'était certainement la sœur que je n'avais jamais eue, et je remerciais le ciel tous les jours de l'avoir mise sur mon chemin. Jamais quelqu'un n'avait été aussi différent de moi et aussi bénéfique.

Elle poussa plusieurs plaids qui étaient encore à moitié sur le canapé, pour ne pas définitivement mourir de chaud, et se glissa à côté de moi après avoir lancé le premier film. Le piano de la musique d'introduction retentit et je frissonnai.

Combien de fois peut-on voir les adaptations de Jane Austen sans se lasser ? Je dirais un bon milliard, ce qui me laissait clairement de la marge puisque je ne devais en être qu'à un petit million. L'intégrale de la BBC était grand ouverte sur la table devant nous, pêle-mêle avec des adaptations américaines et réécritures modernes. Qui peut sérieusement résister à Bridget Jones et Austenland ? Ou plutôt, qui peut résister aux différentes versions de Monsieur Darcy ? Certainement pas moi.

Au bout du deuxième pot de glace, je sentis Lucille s'agiter et se tourner vers moi, l'air inspiré.

Ses yeux ambrés se posèrent sur moi avec malice.

- Tu vois, le problème de nos jours c'est que les hommes ne savent plus ce qu'ils veulent, je trouve. Ce sont tous des Wickham !

- J'aurais été ravie si Duncan n'avait été que la moitié d'un Wickham... sérieusement, Lucille, pourquoi est-ce que je choisis toujours le mauvais ?

- Pas toujours. Tu as eu de belles histoires aussi, rappelle-toi au lycée, me répondit-elle en secouant son index fermement.

- C'est vrai. Mais c'était plus simple à l'époque. Depuis... eh bien depuis que je suis en âge d'avoir mon propre foyer, que je m'assume, c'est la catastrophe.

Je balayai l'espace de mes bras pour désigner ce qui nous entourait.

- Si tu veux parler de ton art d'entretenir une maison, je dirais qu'actuellement tu as des circonstances atténuantes !

Je ris et en même temps les larmes montèrent à mes yeux. Lucille me frotta aussitôt le dos pour me réconforter.

- Il vaut mieux que ça sorte, ne te retiens pas !

- C'est juste que... je croyais que ça marchait entre lui et moi. Je me sentais rassurée, j'étais confiante. On avait même parlé de trouver un appartement ensemble. J'avais l'impression de construire quelque chose, et lui...

- N'était pas amoureux de toi, trancha-t-elle, et partir est la seule chose de bien qu'il ait faite. Même si son excuse est miteuse, il est parti et toi, tu vas pouvoir te reconstruire.

- Pour quoi faire ? Je vais encore tomber sur quelqu'un que je ne comprendrai pas... je suis d'une autre époque, Lucille. Regarde-moi ! J'aime des choses désuètes, imaginaires, parfois qui passent pour enfantines.

- Tu n'as simplement jamais abandonné ton âme d'enfant Lou ! protesta-t-elle. Et c'est très bien. S'il y avait plus de gens aussi lumineux que toi, tout le monde s'en porterait mieux. Et c'est pour ça que tu attires tous les désespérés du coin... et tous les escrocs. Tu n'es pas assez méfiante, il te faudrait un gardien à plein temps ! sourit-elle avec compassion.

- Je peux t'embaucher alors ? reniflai-je péniblement.

- Non ma Lou, mais je ne suis quand même jamais très loin hein !

Lucille m'attira à elle et me serra dans ses bras, avant de me faire reporter mon attention sur l'écran en tendant une cuillère pleine de glace au beurre de cacahuète :

- Oh regarde ! C'est la scène du lac ! Prends-en plein les yeux parce que le prochain mec que tu verras nu comme ça devra être ton Monsieur Darcy et personne d'autre, d'accord ?

Je ris en engloutissant la cuillère et me levai en pointant du doigt l'écran avec l'instrument vide, comme s'il s'était agi d'un sceptre royal, ou d'une baguette magique :

- Moi, Lou Dulac, promets de mettre la main sur le grand amour ou rien du tout ! Et que tous les Wickham du monde se le tiennent pour dit : le prochain qui m'approche, je le torpille !

Je pleurai encore, mais j'effaçai les larmes de mes joues. Lucille avait raison, j'allais rebondir.

Je sombrai au moment où Edward Ferrars épousait Elinor Dashwood dans un bonheur complet et fis ma première nuit de sommeil reposante depuis des jours.

Au petit matin, je trouvais un mot de Lucille sur la table, rangée et débarrassée des friandises, boîtes à sushis et autres objets que j'y avais accumulés.

« Je t'ai laissée dormir en partant, et j'en ai profité pour désencombrer la table comme ton esprit hier soir, je l'espère. À toi de faire le reste !

Bisous, Lucille »

Je m'étirai en lisant le papier et soufflai un bon coup. Avant même de penser à faire quoi que ce soit d'autre, j'empoignai les livres pour les remettre dans les bibliothèques, redressai les bibelots, rangeai le linge et entrepris l'une des plus grandes sessions de ménage que j'avais jamais faite. Mon appartement brillait comme un sou neuf, ce qui était loin d'être mon cas. Je sautai dans ma douche récurée, et profitai d'un masque aux fruits qui sentait tellement bon que je l'aurais mangé si j'avais pu. J'observai mon visage dans le miroir. Mes yeux semblaient d'un vert plus foncé que d'habitude, sans doute à cause de mes larmes. J'avais l'air un peu défait, mais mes traits paraissaient moins marqués que les jours précédents. Je m'enfonçai dans la mousse de mon gel douche comme s'il s'agissait d'une couverture parfumée.

Lorsque j'émergeai, je me sentais beaucoup mieux, comme si j'avais, très naïvement, fait peau neuve. Le soleil brillait toujours, je décidai donc d'aller au supermarché du coin acheter de la nourriture décente avant qu'il ne ferme à midi. La chaleur serait à nouveau forte cet après-midi, mais je misais sur du thé glacé plutôt que sur des pots de glace cette fois-ci. J'enfilai la première robe qui me passa sous la main et descendis mon escalier, mon sac à main à l'épaule, une paire de lunettes de soleil coincée dans mes cheveux. Cela aurait le mérite de camoufler un peu mes yeux toujours trop rouges d'avoir pleuré la veille.

Mon enthousiasme bondissant fut, cela dit, vite freiné par un cri retentissant au moment où je faisais claquer la porte de l'immeuble.

- Athéna, stop !

Ladite Athéna, qui devait bien peser dans les trente kilos de poils, percuta mes mollets ce qui manqua de me faire perdre l'équilibre. Je me rattrapai de justesse à la poignée.

- Je suis désolée, ça va ? demanda une voix féminine tout essoufflée.

Je me tournai vers la propriétaire du berger allemand qui se faisait une joie de me rencontrer en s'appliquant désormais à me lécher les jambes avec insistance.

- Euh oui, je crois. Mais c'est ma faute, je suis sortie sans regarder ! répondis-je pour rassurer la femme d'une trentaine d'années, aux joues écarlates, qui se tenait devant moi.

- Oh ça n'aurait rien changé, cette chienne est têtue comme une mule, elle a ses têtes. Quand elle voit quelqu'un qui lui plaît, elle fonce comme un bulldozer. Résultat, tout le monde doit suivre le rythme !

Je remarquai alors que la femme en question agrippait plusieurs laisses, dont certaines étaient attachées à la ceinture de son jean bleu. Des mèches châtains s'échappaient de son chignon, et le fichu vert qu'elle portait était à deux doigts de tomber.

Elle était un peu plus âgée que moi, et son visage me disait quelque chose. C'est lorsqu'elle rappela à l'ordre un teckel, qui essayait de s'enrouler autour d'elle, que je me souvins qu'il s'agissait d'une voisine que j'avais déjà croisée à plusieurs reprises. Jamais aussi bien entourée cela dit.

- Tous ces chiens sont à vous ? m'étonnai-je en ne pouvant m'empêcher de les compter.

Ils étaient sept, si l'on ajoutait la fameuse Athéna qui ne décollait toujours pas de moi, et qui était sans conteste le plus gros modèle de la bande.

C'était à se demander comment le teckel pouvait avoir le temps de poser les pattes au sol lorsque tout ce petit monde se promenait ensemble.

- Oh non, j'adorerais, mais ils ne rentreraient pas dans mon appartement ! Seul Rox est à moi, mais je suis Pet-Sitter, dit-elle en pointant du doigt un chien roux et blanc de taille moyenne.

Mon regard suivit son index et je sentis ma bouche s'ouvrir sur une exclamation silencieuse. C'était sans doute l'animal le plus adorable qu'il m'ait été donné de voir avec sa queue enroulée, ses petites oreilles triangulaires et son air de renard canaille.

Le bord de ses yeux et de sa gueule était noir, si bien qu'on aurait dit qu'il souriait dès qu'il remuait les babines. Tandis que je le fixais, le chien agita son pompon roux en me retournant mon regard.

- On dirait que vous avez un truc avec les animaux, ils vous aiment bien ! commenta ma voisine avec satisfaction.

- Effectivement, je trouve leur compagnie très agréable.

- Parfois un peu trop si on écoute Athéna ! Hein ma belle, allez-on va quand même laisser la dame sortir de chez elle pas vrai ? plaisanta la femme en faisant doucement revenir le berger allemand vers elle.

Le chien obéit, avec plus ou moins de réticence. Lorsque quelques instants plus tard toute la petite troupe disparut en me souhaitant une bonne journée, je ne pus m'empêcher de les regarder partir, mon attention entièrement focalisée sur la petite créature rousse.

Je souris en voyant cette espèce de renard trotter, son arrière-train potelé se dandinant joyeusement. Il se retourna lui aussi vers moi juste avant de passer à l'angle de la rue. Ses petits yeux d'ambre clignèrent et il sortit une longue langue rose, comme s'il voulait me narguer en me la tirant. Mon sourire s'élargit. Il était vraiment chouette, ce chien.

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