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Crachant de noirs nuages de fumée malodorante, le moteur de la pelleteuse rugissait tel un monstre mécanique. 

Concentré sur sa mission, suant sang et eau sous un soleil de plomb, le conducteur d’engins semblait rencontrer d’énormes difficultés à manœuvrer le large godet, celui-ci s’enfonçant avec peine dans le sol rocailleux.

En ce milieu de mois de juin particulièrement sec et ensoleillé, tout comme l’avait été un exceptionnel mois de mai, le manque de pluie avait rendu le sol aussi dur que la pierre. La tranchée que les ouvriers pensaient creuser en quelques heures leur donnait du fil à retordre. Une besogne qui leur semblait assez mal engagée pour leur prendre la journée entière.

 

Jurant et pestant contre toutes ces fichues pierres qui affleuraient en surface et lui compliquaient la tâche, d’un bref, mais énergique sifflet, le conducteur alerta Enzo, son collègue, pour ensuite lui indiquer du menton l’endroit où un bloc particulièrement récalcitrant empêchait la progression de son engin.

Empoignant une pelle, l’ouvrier ne put retenir un juron coloré en constatant qu’au fond de l’excavation, d’une largeur et d’une profondeur d’environ un mètre, le godet de la pelleteuse venait de mettre à jour une étrange surface rocheuse.

— Et merde, Dédé ! Je crois bien qu’on est sur de la roche, là.

— Dis-moi que tu plaisantes, grogna ce dernier en sautant de son siège et en crachant au loin le mégot éteint qu’il gardait aux lèvres depuis plus d’une heure.

— Si tu veux mon avis, on n’est pas près de la finir, cette foutue tranchée, reprit Enzo, en frottant son pied sur la surface étonnamment lisse de la roche qu’ils venaient de mettre à nu.

— Qu’est-ce que c’est encore que c’te connerie ? s’énerva Dédé, en jetant sa casquette au sol, après avoir jugé lui-même de la situation. T’as vu la taille de cette saloperie de pierre ? Ils foutent quoi, les géomètres ? Attends voir que le patron apprenne ça.

— En plus elle m’a tout l’air d’avoir été taillée, renchérit son collègue en passant sa main sur la surface parfaitement plane. Vise un peu comme c’est lisse !

— Tu parles d’une saloperie de guigne, ronchonna le conducteur d’engins en descendant à son tour dans la tranchée.

Après avoir constaté par lui-même l’état de la roche, il extirpa son téléphone portable de la poche de son pantalon et ajouta :

— Attends, j’appelle Paul. Crois-moi, quand il va savoir ça, c’est sûr qu’il va lui retourner son bureau sur la tronche, à ce géomètre d’opérette.

Après quelques secondes d’attente, l’ouvrier obtint la communication avec son patron et lui exposa rapidement sa mésaventure.

— Alors ? demanda son collègue au moment où André raccrochait.

— Il arrive.

— Il doit être fou de rage.

— Plutôt, oui, lui répondit André en ramassant sa casquette. Cet idiot de géomètre lui avait assuré que, hormis quelques caillasses en surface, cette zone ne présentait aucune difficulté géologique particulière.

Puis, se hissant jusqu’à son siège de conduite, il empoigna les commandes de sa machine et ajouta :

— Sors de la tranchée. Paul m’a dit de dégager au mieux cette roche, histoire qu’il puisse prendre quelques clichés à son arrivée.

— Il est déjà seize heures, ronchonna l’ouvrier. M’est avis qu’on est encore bons pour faire une paire d’heures supplémentaires.

— Comme tous les vendredis, mon con ! ricana le conducteur d’engins en faisant rugir le moteur de la pelleteuse. Comme tous les vendredis.

Une demi-heure plus tard, le Kangoo de monsieur Paul Astier, le gérant de l’entreprise de terrassement du même nom, soulevait un nuage de poussière sur le chemin venant de la route de Lessy. Arrivé enfin sur le chantier, ce qu’il y découvrit en lieu et place de la tranchée le consterna.

— Mais qu’est-ce que c’est encore que c’te connerie ? tempêta-t-il en s’approchant du bord de la fouille.

— Je n’en ai aucune idée, Paul, lui répondit André du haut de son poste de pilotage. Tout ce que je peux vous dire, c’est que si ce truc est bien ce à quoi je pense, ils ne sont pas près d’aménager un cimetière dans le coin.

— Putains de vestiges de merde ! éructa alors l’entrepreneur.

 

Désireuse de proposer à ses concitoyens décédés une autre option que celle de devoir reposer dans d’austères et inesthétiques columbariums, du fait de la saturation du cimetière jouxtant l’église du village, la municipalité de Scy-Chazelles venait d’engager de lourds travaux, en vue d’offrir un nouveau lieu de sépulture aux habitants. Pour ce faire, le choix s’était porté sur un terrain communal en friche depuis plusieurs années et bordant la route menant au village voisin de Lessy. 

Le projet étant d’y aménager un cimetière paysager, un lieu de repos éternel qui, contrairement aux habituels « parkings à granite » auxquels ressemblaient la plupart des cimetières, devait parfaitement s’harmoniser avec la nature verdoyante qui l’entourait.

— J’espère que ce n’est pas encore une de ces saloperies de trucs antiques ! grogna l’entrepreneur en posant le pied sur la dalle de pierre calcaire.

Alors qu’il observait la surface étrangement lisse et régulière de celle-ci, Paul Astier fit une moue agacée. Fouillant dans ses poches à la recherche de son paquet de cigarettes, il se rappela qu’il l’avait laissé sur le tableau de bord encombré de son Kangoo, ce qui ne fit qu’accroître son désarroi.

— Elle fait bien quatre mètres de diamètre, se hasarda André, en voyant l’air particulièrement déconfit de son patron. Et au vu de son épaisseur, je ne vous parle pas du poids qu’elle doit faire.

— Et elle semble plutôt vachement épaisse, renchérit le second ouvrier, après avoir tenté de dégager la tranche de ce qui ressemblait étrangement à un immense disque de pierre parfaitement circulaire.

— Vérole de vérole de putain de vérole ! rugit alors de plus belle Paul Astier en frappant rageusement le sol du pied. Comme si j’avais besoin de ça en ce moment ! Encore un chantier de bloqué, nom de nom de Dieu !

— Si vous voulez, proposa son ouvrier, je fonce récupérer le marteau pneumatique au dépôt et en deux coups de cuillère à pot, ni vu ni connu, je vous réduis ce truc en un bête et anonyme tas de gravats.

— Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, mais tu sais très bien que la mère Clergues, cette harpie d’adjointe de la mairie, passe toutes les deux heures sur le chantier, histoire de voir comment avancent les travaux. Si jamais elle nous surprenait à saloper un putain de vestige, elle serait bien capable de nous faire les pires misères. Non, on laisse tomber et on n’y touche plus, le tempéra son patron. Avec un peu de chance, ce ne sera peut-être qu’une structure sans grande importance. Puis, tournant brusquement la tête en direction de la route, tous trois virent une voiture approcher, il ajouta, dépité :

— Tiens, quand on parle du loup !


 

 




 

 

I. LA DALLE DE PIERRE



 

C’était une très belle matinée, un lundi, et même un lundi particulièrement ensoleillé. Fredonnant le refrain d’une célèbre chanson de Charles Aznavour au volant de sa petite Renault Clio aux portes ornées du logo de l’I.N.R.A.P, Isabelle gravissait la route menant de Longeville, située au pied du mont, à la partie haute du village de Scy-Chazelles, là où elle était attendue. 

Tout en suivant avec attention les indications de son GPS, la jeune femme appréciait la vue dégagée sur la vallée que lui offrait son ascension à flanc de colline. Pointant le ciel avec la même ferveur que celle d’antan, les clochers des nombreuses églises messines se découpaient entre les toits de tuiles et d’ardoise de l’ancienne cité épiscopale.

Enserrant les rubans argentés que formaient la Seille et la Moselle, Metz et ses faubourgs dévoilaient leur richesse architecturale. Un trésor plurimillénaire dont le joyau central était sans conteste la majestueuse cathédrale Saint-Étienne, surnommée « la Lanterne du Bon Dieu ». Prouesse architecturale, les 6500 m2 de vitraux de l’édifice bâti en pierres jaunes représentaient les plus grandes verrières gothiques d’Europe.

Particulièrement consciencieuse, Isabelle Beaupré avait pour habitude, avant de se rendre sur un éventuel site de fouilles, d’en étudier méticuleusement l’histoire, afin de connaître au mieux le lieu où elle était susceptible de travailler. Le site de Scy-Chazelles n’avait donc pas échappé à cette règle et faisait maintenant l’objet de fiches détaillées que l’archéologue avait passé la soirée précédente à consulter.

 Établi au milieu d’un écrin de verdure, avec son architecture typique des coteaux du mont Saint-Quentin, le cœur historique de Scy-Chazelles s’harmonisait à merveille avec le paysage alentour. Village d’environ deux mille six cents âmes, celui-ci occupait le versant sud de cette imposante et verdoyante colline, au pied de laquelle coulait la Moselle et s’étendait la ville de Metz.

Installée depuis un peu plus d’un mois dans un petit appartement mansardé du centre de Metz, Isabelle Beaupré vivait encore au milieu des cartons. Sa récente et douloureuse séparation, après six ans d’une union toxique avec Jean-Louis Muller, un ex-lieutenant de la brigade anticriminalité de Paris, l’avait contrainte à s’éloigner de la capitale. Rencontrés durant leurs études sur les bancs de la faculté d’histoire, ils s’étaient ensuite perdus de vue durant plusieurs années, quand Jean-Louis avait changé de filière pour s’intéresser dans un premier temps au droit, avant d’entrer à l’école de police.

Passionnée par l’histoire et les anciennes civilisations, notamment celles des Cyclades, minoenne et mycénienne, après des études de langues anciennes et d’histoire, Isabelle s’était naturellement dirigée vers la carrière moins mouvementée, mais tout aussi passionnante, qu’était celle d’archéologue.

Bien des années plus tard, les hasards de la vie avaient à nouveau fait se recroiser leurs chemins, alors qu’enquêtant sur les occupants d’un squat parisien, Jean-Louis était tombé nez à nez avec son ancienne camarade, qui participait à des fouilles préventives sur le site d’un chantier de construction voisin. Toujours très amoureux d’Isabelle, Jean-Louis lui avait aussitôt fait une cour assidue jusqu’à ce que, touchée par ses attentions, elle cède enfin à ses avances et devienne sa compagne. Malheureusement, se révélant d’une jalousie maladive, le policier ne supportait pas qu’Isabelle se retrouve en compagnie d’autres hommes en son absence. D’un caractère sombre et emporté, Jean-Louis avait fini par faire le vide autour de la jeune femme, notamment chez ses amis qui ne comprenaient pas ce qu’elle pouvait apprécier chez un homme aussi malsain. Au fil des mois, ceux-ci prirent peu à peu leurs distances avec Isabelle, qui n’eut bientôt plus que ses collègues de travail pour seules relations.

 

Après sa rupture, Isabelle éprouva le besoin de mettre un peu de distance entre elle et son encombrant ex-compagnon. Elle demanda et obtint sa mutation loin de Paris, où pourtant, elle adorait exercer. Bien évidemment, cette décision avait considérablement contrarié Jean-Louis qui, un an plus tôt et pour donner suite à une sombre histoire de recel de stupéfiants, avait été poussé à la démission par sa hiérarchie. Sombrant tour à tour dans l’alcool puis dans la dérive sectaire, l’ancien policier n’était devenu plus que l’ombre de lui-même, allant jusqu’à faire deux séjours en maison de repos spécialisée.

Après plusieurs mois d’errance végétative, grâce à quelques relations, l’ex-lieutenant avait obtenu une licence de détective privé pour subvenir à ses besoins. Malheureusement, accumulant les défauts les plus caractéristiques de certains hommes exerçant cette profession, l’ancien ripou en devint une véritable caricature.

Refusant obstinément toute idée de séparation, Jean-Louis n’avait eu de cesse de surveiller et de harceler son ex-compagne, qu’à tort, durant leur relation, il soupçonnait d’avoir entretenu une liaison avec Gérard Mansard, le responsable du service d’archéologie préventive d’Île-de-France. Aveuglé par sa jalousie et malgré leur rupture, l’ex-policier s’était toujours imaginé le pire quant à la relation que pouvait entretenir Isabelle avec son collègue de travail avec qui elle passait de longues soirées à étudier des dossiers au sein des locaux de la D.R.A.C, la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Paris.

Célibataire endurci de quarante-deux ans, plus accro à la caféine et à l’étude de livres anciens qu’à tout autre chose, Gérard Mansard ne nourrissait d’affection que pour Belisama, sa chatte persane, qu’à l’instar des Gaulois qui le faisaient jadis de la déesse dont elle portait le nom, il vénérait plus que de raison.

Un soir, particulièrement éméché, Jean-Louis avait violemment agressé le quadragénaire alors qu’Isabelle et Gérard se rendaient au restaurant pour fêter la clôture d’un volumineux rapport concernant le site de fouilles d’une sépulture mérovingienne sur lequel ils avaient travaillé d’arrache-pied durant plusieurs mois. Cédant aux suppliques d’Isabelle, malgré son nez cassé et les multiples contusions infligées par l’ancien policier, l’archéologue consentit à ne pas porter plainte. Se contentant de conseiller à sa collègue de s’éloigner au plus vite de ce fou dangereux, il permit ainsi à Jean-Louis Muller de conserver sa licence de détective.

 

Le choix de Metz pour tenter de changer de vie n’avait pas été mûrement réfléchi. En y repensant bien, pour Isabelle, ce nouveau départ ressemblait plus à une fuite qu’à autre chose. Ayant eu la possibilité de choisir entre deux postes d’archéologue, l’un se libérant à Saint-Étienne et l’autre à Metz, le très riche passé historique de cette cité trimillénaire l’avait immédiatement séduite. Ville aux modestes dimensions, qui atteignait péniblement les cent vingt mille habitants, Metz était la préfecture du département de la Moselle.

 En partie épargnée par l’urbanisation qui avait défiguré tant de villes françaises, riche d’un patrimoine architectural étonnamment diversifié, allant de l’antiquité au XXe siècle, avec ses vieux quartiers médiévaux aux rues pavées et tortueuses, Metz possédait encore le charme si particulier des villes bourgeoises de province. Un charme auquel n’était pas insensible la jeune archéologue. 

Sans se douter de ce qu’elle allait y découvrir, Isabelle Beaupré se rendait donc sur un chantier de terrassement où, selon les dires de madame Stabosc, l’adjointe en charge de l’urbanisme de la commune de Scy-Chazelles, une pelleteuse qui creusait les fondations du mur d’enceinte d’un nouveau cimetière semblait avoir mis à jour d’antiques vestiges.

Après avoir passé le vieux lavoir aux margelles fleuries situé à l’entrée du village, puis longé la mairie et l’église Saint-Rémi, Isabelle découvrit le charme des ruelles étroites et sinueuses qui, jouxtées de placettes irrégulières, donnaient à Scy haut, comme on nommait cette partie du village, une atmosphère si particulière.

Abritées derrière de sobres façades enduites à la chaux et percées d’ouvertures encadrées de pierre de Jaumont, de spacieuses demeures aux toits de tuiles creuses rappelaient l’opulence de la bourgeoisie messine de la fin du XIXe siècle. Cette dernière, propriétaire de la presque totalité des vignobles couvrant les coteaux du mont, y avait fait construire d’agréables résidences, afin d’y venir à la belle saison pour profiter de la douceur des lieux. Souvent dissimulés par des murs de pierre et généralement situés en arrière du bâti, de beaux jardins fleuris et arborés, fréquemment aménagés en lieu et place d’anciens vergers et potagers, renforçaient l’atmosphère champêtre du village, avec l’écrin de verdure qui l’enserrait.

Ce havre de quiétude campagnarde dominant le paysage alentour et qu’Isabelle était ébahie de découvrir à une aussi faible distance du centre-ville ravissait l’ancienne Parisienne qu’elle était. Contrairement à ce que certains de ses proches lui avaient assuré en apprenant sa décision de s’exiler en province, cette région du nord-est de la France était loin d’être aussi lugubre et sinistre que la description qui lui en avait été faite. Le peu qu’elle avait pu voir de Metz et de ses environs, depuis qu’elle y avait posé ses valises, lui prouvait chaque jour que si les idées reçues étaient souvent solidement ancrées dans l’inconscient collectif, elles n’en étaient que rarement fondées.

 

*****

 

Dissimulés derrière un buisson d’églantiers et de ronces aux épines particulièrement acérées, Soizic, Laurent et Gabrielle, trois adolescents âgés d’une quinzaine d’années, observaient l’étrange activité qui, depuis le début de la matinée, régnait sur le chantier du nouveau cimetière.

Malgré une chaleur particulièrement incommodante, arborant une barbe impeccablement taillée, une cravate de soie amarante et un élégant costume gris, monsieur Frontvac, le maire du village, était déjà sur place. Entouré d’un trio d’adjoints, composé de l’imposant monsieur Cugorstchy, des Affaires Culturelles, de madame Stabosc, chargée de l’urbanisme, et de la sévère madame Clergues, il conversait au téléphone avec l’entrepreneur Paul Astier, qui l’informait qu’il aurait un peu de retard à leur rendez-vous. Allant et venant le long de la zone où une grande surface de pierre, en forme de dalle circulaire, avait été dégagée, les élus étaient intrigués par la présence d’une telle structure à cet endroit, sans se douter qu’à quelques distances de là, dissimulé derrière un écran de végétation, un impertinent trio de curieux observait la scène.

— As-tu une idée de ce qu’il se passe ? demanda Soizic, en s’adressant à voix basse à Laurent.

— Pas la moindre, lui répondit-il, le regard rivé sur les quatre adultes.

— Jeanne va encore nous faire une scène, intervint Gabrielle. Elle nous avait demandé de l’attendre chez toi, Soizic.

— Elle n’avait qu’à se dépêcher, se contenta de répondre la jeune fille.

— Peut-être, renchérit Gabrielle. Mais telle que je la connais, elle va encore être d’une humeur de dogue.

— Ce ne sera pas une grande première, ironisa Laurent, en adressant un regard en coin à Soizic.

— C’est quand même elle qui nous a informés de la découverte de la grande dalle par les ouvriers, protesta Gabrielle.

— Personne ne t’a obligée à nous suivre, la rabroua Soizic. En plus elle doit bien se douter de l’endroit où on est.

 

À cet instant, une Clio blanche aux portes ornées du sigle de l’I.N.R.A.P, arriva sur le sentier poussiéreux pour rapidement venir se garer non loin du groupe d’élus.

Vêtue d’un jeans et d’un tee-shirt blanc, une femme d’une trentaine d’années, aux cheveux bruns attachés en queue-de-cheval et aux lunettes de soleil à monture ronde en sortit, un vieux cartable en cuir à la main et un appareil photo pendant à son cou.

Dès que les présentations et les civilités d’usage furent achevées, tous se tournèrent alors vers la mystérieuse dalle, dont l’accès était désormais interdit par un ruban de plastique rouge et blanc fixé à des piquets métalliques.

Non loin de là, une silhouette juvénile s’approcha du taillis derrière lequel se dissimulaient les adolescents.

— C’est sympa de m’avoir attendue, grinça alors ironiquement Jeanne en arrivant tout essoufflée auprès de ses amis.

Ses longs cheveux blonds en bataille, la jeune fille foudroyait ses amis du regard tandis qu’elle reprenait son souffle. 

— Ne râle donc pas si fort, tu vas nous faire remarquer, la rabroua Soizic en lui désignant du menton les silhouettes qui se déplaçaient autour de l’excavation.

— Je râle si je veux, la coupa Jeanne. Vous n’aviez qu’à m’attendre, comme cela avait été convenu.

— Chuuuuut ! intervint Laurent, agacé par leur dispute. Vous vous engueulerez plus tard. J’aimerais, si ça ne vous dérange pas, entendre ce qu’ils se disent.

— Tu n’as qu’à te rapprocher, lui répondit Jeanne qui, quittant subitement leur abri, traversa à grandes enjambées le pré en friche les séparant du site de construction du futur cimetière.

— Eh ! Mais qu’est-ce que tu fais ? s’exclama Gabrielle, en la voyant s’éloigner.

Clotilde Clergues fut la première à remarquer la présence de l’adolescente. L’adjointe connaissait bien Jeanne qui, avec son groupe d’inséparables amis, participait activement aux événements organisés par la municipalité et faisait également partie de la commission des jeunes du village. Sans ne rien perdre de ce que disait l’archéologue, venue inspecter l’étrange dalle qu’avaient mis à jour les ouvriers de l’entreprise Astier, l’adjointe fit signe à Jeanne de ne pas dépasser les limites de la zone interdite d’accès.

Répondant par une moue affirmative à la consigne de l’élue, l’adolescente tendit l’oreille pour entendre les observations que commençait à fournir l’archéologue. Elle fut bientôt rejointe par ses camarades qui, sous l’œil sévère de madame Clergues, s’alignèrent bien sagement en rang d’oignons aux côtés de Jeanne.

— Alors, qu’est-ce qu’ils disent ? demanda Soizic, impatiente.

— Si tu te taisais un peu, on pourrait peut-être avoir une chance d’entendre quelque chose, lui répondit sèchement Jeanne, qui n’avait visiblement pas encore digéré le fait de ne pas avoir été attendue.

— Vous n’allez pas recommencer ! intervint encore Laurent, agacé par les enfantillages de ses camarades.

— Oh, c’est bon ! souffla Jeanne en levant les yeux au ciel, avant de s’intéresser à nouveau à ce qui se passait près de la structure circulaire.

 

Ce fut à ce moment-là qu’un Kangoo blanc, au toit surmonté d’une galerie, s’engagea à son tour sur le chemin menant au chantier. Un homme d’une quarantaine d’années en bras de chemise et au teint hâlé par le travail au grand air en sortit pour rejoindre le petit groupe formé par les élus et l’archéologue.

— Alors ? demanda-t-il, aussitôt après avoir salué l’assistance. Vous savez ce que c’est ?

— Non, lui répondit Isabelle Beaupré tout en prenant une série de photographies. Il va nous falloir faire plusieurs sondages pour espérer comprendre ce à quoi nous avons affaire.

— Vous n’en avez pas une petite idée ? se risqua à demander madame Stabosc, tout en se penchant au plus près de la structure de pierre afin d’en examiner la surface, parfaitement lisse.

— À vrai dire, non, lui répondit l’archéologue. Je ne sais pas du tout à quoi cette dalle ronde pouvait servir ni qui pourrait bien l’avoir installée à cet endroit.

Elle sortit un décamètre de son cartable de cuir et proposa à Paul Astier de l’aider à prendre des mesures, ce que l’entrepreneur accepta bien volontiers.

De taille moyenne, malgré sa tenue plutôt sportive qu’elle réservait aux chantiers de fouilles, Isabelle Beaupré était une femme des plus séduisantes. Sa façon toute féminine d’écarter la mèche de cheveux qui régulièrement venait à passer devant ses yeux, le mouvement de sa poitrine sous le fin tissu de son tee-shirt, alors qu’à genoux sur l’imposant disque de pierre, elle se penchait pour lire la graduation inscrite sur le ruban du décamètre, rien de tout cela n’avait échappé à Paul Astier, l’entrepreneur la trouvant fort bien à son goût.

— Quatre mètres quarante-et-un de diamètre, dit alors Isabelle en même temps qu’elle inscrivait la mesure dans son carnet. Et cinquante-huit centimètres et demi d’épaisseur.

— Mazette ! Vous ne serez pas à la fête quand il vous faudra la bouger ! s’exclama l’entrepreneur. À vue de nez, ça doit bien faire ses huit ou dix tonnes !

— C’est en effet une bien imposante structure, lui dit la jeune femme, avant de répondre aux questions du maire et de ses adjoints.

Une fois que toutes les dimensions et les observations furent notées dans son carnet, Isabelle indiqua aux élus qu’un chantier de fouilles préventives serait certainement nécessaire, afin de vérifier si la mystérieuse dalle ne faisait pas partie d’un site plus important. À l’annonce d’une telle information, de nouvelles questions fusèrent aussitôt :

— Un site plus grand ? répétèrent de concert monsieur Cugorstchy et madame Clergues, une lumière d’intérêt dans les yeux. Voudriez-vous dire qu’il y aurait des chances pour que nous soyons en présence d’un site archéologique d’importance ?

— Comment ça, un site plus grand ? s’étonna l’entrepreneur, subitement inquiet pour le retard qu’une telle éventualité faisait courir à son chantier. Que voulez-vous dire par là ?

— Tout simplement que cette énigmatique dalle pourrait probablement faire partie d’un ensemble architectural plus vaste, rien de plus, répondit l’archéologue sur le ton de l’apaisement.

— Mais reste-t-il possible qu’il ne s’agisse que d’un simple socle de pierre, sans plus ? demanda Paul Astier, en cherchant visiblement à se rassurer.

— Aussi, lui répondit laconiquement Isabelle en rembobinant le ruban métallique de son décamètre qu’elle enfourna ensuite dans son sac.

Après avoir encore répondu aux quelques questions que le maire de Scy-Chazelles et ses adjoints lui posèrent, l’archéologue finit par prendre congé et remonta dans sa voiture afin de rejoindre les bureaux de l’I.N.R.A.P situés en banlieue messine. Elle fut bientôt imitée par Paul Astier après qu’il eut demandé à madame Stabosc de le tenir informé dès qu’elle en saurait plus sur les possibilités de reprendre les travaux. Ensuite, leurs deux véhicules s’éloignèrent en soulevant un nuage de poussière.

 

Laissant le maire et Christina Stabosc parcourir le chantier en se posant mille et une questions, Clotilde Clergues s’approcha des quatre adolescents qui, malgré leur curiosité, s’étaient sagement tenus à l’extérieur du périmètre du chantier. 

Avant qu’elle ne puisse s’adresser à eux, ils l’assaillirent de questions :

— Alors ? demanda Jeanne avec un temps d’avance sur ses camarades. Vous savez ce que c’est ?

— C’est ancien ? demanda Gabrielle.

— Je suis sûre que c’est un truc gallo-romain ! s’exclama Soizic, avant de se mordre les lèvres dans une moue dubitative.

— Un cadran solaire ? renchérit Laurent en s’avançant brusquement. Je suis sûr que c’est un cadran solaire !

— On ne sait rien du tout pour l’instant, les enfants, les interrompit la conseillère avec des gestes d’apaisement.

— Et la dame de l’I.N.R.A.P ? s’étonna Jeanne en redressant ses lunettes que, dans la bousculade, Laurent avait failli lui faire tomber du nez. Elle n’a rien su vous dire ?

— Seulement qu’il est possible qu’il s’agisse d’un site archéologique plus important.

— Waouh ! Génial ! s’écrièrent les quatre adolescents, excités par cette information. Un site archéologique à Scy-Chazelles ? C’est trop la classe !

— Ne vous emballez pas, ajouta Clotilde Clergues en tentant de calmer leur exaltation. Madame Beaupré nous a seulement dit que ce n’était qu’une possibilité et que des fouilles préventives devraient être menées si on voulait en savoir plus.

— C’est trop la classe quand même, ne put s’empêcher d’ajouter Jeanne. Cette grosse pierre n’est pas venue ici toute seule. Je suis sûre qu’elle cache quelque chose.

Soudain, alors que l’adjointe s’en était retournée vers le groupe des élus, Laurent s’exclama :

— La dalle !

— Quoi la dalle ? lui demanda alors Jeanne, en regardant dans la direction du chantier.

— Pas celle-ci, lui répondit-il à voix basse, subitement excité. L’autre !

— Quelle autre ? intervint Soizic qui n’y comprenait plus rien.

Pressé par ses amis de leur expliquer à quoi il faisait allusion, l’adolescent les emmena un peu plus loin afin de les tenir à l’écart des oreilles indiscrètes. 

Prenant un air de conspirateur, Laurent leur raconta que l’année passée, tandis qu’il baguenaudait entre le chemin Croix Rose et le fort Girardin, situé à l’extrémité de l’ensemble fortifié du mont Saint-Quentin, à la recherche d’un pied d’Orobanche Lutea pour compléter son herbier, il avait fait une étrange découverte. 

Une découverte dont il prenait seulement conscience aujourd’hui de l’importance.

— Essaie de faire court, le pressa Jeanne. Nous n’avons pas toute la journée.

— Si tu m’interromps tout le temps, je ne risque pas, grogna l’adolescent en lui adressant un regard noir.

— Ne fais pas attention à elle, intervint à son tour Soizic, en donnant un coup de coude à Jeanne. On t’écoute.

Après avoir temporisé un instant et ce, afin de s’assurer que plus personne ne se risquerait à l’interrompre, Laurent reprit son récit :

— Après être tombé sur un superbe brin d’Orobanche Lutea, près des fortifications, et alors que je tentais de rejoindre le chemin Croix Rose, je me suis malencontreusement pris les pieds dans un de ces foutus entrelacs de lierre qui couvrent le sol et ce, au moment même où je tentais d’enjamber un petit fossé caché par les hautes herbes.

— Aïe ! le coupa alors Gabrielle, avec une mine peinée. Tu t’es ramassé dans les ronces ?

— Non, j’ai dévalé la pente à travers des églantiers, la reprit Laurent. Les épines y sont bien plus grandes. Si la dégringolade a ruiné mon sweat, elle n’a cependant pas eu raison de ma précieuse trouvaille.

— Au fait, c’est quoi une « Orobanmachinchose » ? le coupa à nouveau Gabrielle.

— C’est une variété assez rare de plantes herbacées parasites et sans chlorophylle, de la famille des Orobanchacées, lui répondit le garçon d’un ton professoral. En l’occurrence, celle que je cherchais est le plus souvent appelée Orobanche rouge.

— Elle ressemble à quoi au juste ? insista la jeune fille.

— Euh… c’est une plante qui n’est pas verte, car elle est sans chlorophylle… La couleur de sa tige est généralement rouge – vineux… euh… elle fait environ trente à cinquante centim…

— On s’en fiche ! le coupa sèchement Jeanne. On s’en fiche de ta foutue plante ! Parle-nous plutôt de la dalle.

Posant ensuite sur Gabrielle un regard sombre par-dessus ses lunettes, elle ajouta :

— Sommes-nous là pour parler d’archéologie ou de botanique ?

Reprenant alors la suite de son récit, Laurent leur expliqua qu’en dévalant le long du talus, ses fesses avaient heurté ce qu’il avait, à l’époque, pris pour un élément de maçonnerie militaire affleurant à la surface de la pente qui rejoint le chemin Croix Rose. 

En y repensant, il se souvenait avoir été quelque peu étonné par la présence d’un ouvrage de forme arrondie, à une si grande distance du fort.

— Et tu n’as pas essayé de le dégager pour en savoir un peu plus ? l’interrogea Soizic.

— Bah, non ! lui répondit Laurent. Je n’en voyais pas vraiment l’utilité sur le moment. J’avais trouvé un magnifique spécimen d’Orobanche Lutea, mon sweat était tout déchiré et j’avais vachement mal au derrière. Je n’avais qu’une hâte, c’était de rentrer chez moi.

— Saurais-tu nous conduire à cet endroit ? lui demanda Jeanne, un sourire carnassier aux lèvres.

— Euh… je ne sais pas trop, hésita-t-il, soudain. Avant, il faudrait que je m’en souvienne.

— Mais oui, tu vas t’en souvenir, renchérit Soizic en lui envoyant une bourrade dans le dos. Je suis persuadée que pour faire plaisir à tes meilleures amies, tu vas même trouver l’endroit du premier coup !

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