Au cœur d’Harlem, Donna n’avait pu se permettre de louer que ce sordide appartement décrépi, envahi de cafards, et dont le voisinage était à éviter autant que possible. Ses moyens avaient été réduits à néant à la mort de son mari, emporté par le cancer quelques années plus tôt. Les dettes qu’il avait laissées derrière lui avaient entamé les maigres économies de cette mère au foyer désormais esseulée, qui n’avait jamais eu besoin de travailler jusque-là. L’assurance du prêt et les mensualités du crédit pour leur confortable maison du Queens avaient des retards de règlements et la Banque n’avait fait aucun sentiment pour l’expulser, elle et son enfant. Pourtant, Donna n’avait jamais failli à ses obligations parentales, cumulant près de trois emplois différents pour nourrir et habiller de façon décente Stella, tout juste âgée de onze ans. Elle avait bien tenté de refaire sa vie, pour que sa fille ait une figure paternelle qui lui apporte l’équilibre dont tout enfant a besoin pour se construire. Malheureusement, elle n’avait réussi qu’à ramener de sinistres individus qui profitaient d’elle pour une nuit, une semaine tout au plus.
Puis, il y avait eu Mickaël, rencontré à la bibliothèque du quartier. Il semblait si bien instruit, attentionné avec Donna et affectueux avec Stella, stable dans son travail sur les chantiers en tant que maçon. Alors, c’est tout simplement qu’il était venu habiter avec elles, quelques mois plus tard. Si les premiers temps avaient paru idylliques, les laissant ressembler à une petite famille parfaite, ce nouvel homme avait rapidement fait tomber son masque. Les injures avaient remplacé les mots doux et les coups, les gestes tendres. Puis, les regards malsains qu’il posait sur Stella devenaient insistants et n’étaient pas ceux d’un beau-père correct. Il faut dire que le corps de la fillette commençait à se transformer et suscitait des sous-entendus particulièrement déplacés de sa part.
Le premier soir où il se glissa dans sa chambre, alors que Donna s’épuisait encore au travail à des heures tardives, il assouvit ses bas instincts primaires, laissant Stella pleurer en silence de longues heures. Il lui avait fait promettre de garder le secret sous peine de tuer sa mère. Quel enfant aurait pu enfreindre ce pacte démoniaque sans peur des représailles ?
Stella ne comptait plus le nombre de fois où il avait abusé de son innocence et de sa fragilité ni les multiples nausées qui l’envahissaient au point de l’inciter, au moment d’aller se laver, à se frotter la peau à sang. À aucun moment, Donna n’avait deviné pourtant, si elle avait su…
Chapitre 1
Le bruit de la vaisselle qui se fracassa sur le sol de cette sordide cuisine répandit ses échos contre les murs défraîchis de l’appartement exigu. Les hurlements prirent le relais, puis les coups. Une soirée ordinaire pour Stella, dès lors que son beau-père rentrait du travail, de plus en plus souvent enivré par l’alcool. Sous la fine couche de vernis d’une famille unie, se cachait finalement le drame plus profond d’une fillette qui ramassait sa mère meurtrie après chaque dîner, sur le carrelage de cette pièce, pansant ses blessures tant bien que mal tandis que ce frustre individu, avachi sur le canapé du salon, finissait de cuver. Tous les soirs la même rengaine, depuis des mois déjà. Cet homme qui avait été capable de tant de gentillesse, d’amour et de bienveillance les premiers temps, se mettait désormais en colère pour le moindre objet déplacé ou parce que son repas ne lui convenait pas et exigeait en plus de se faire appeler « papa ». Inlassablement, Stella finissait planquée sous la table où elle voyait sa mère ruée de coups de pied. Elle ne pouvait que lire le désarroi et le désespoir dans les yeux de sa tendre maman, et entendre le chuchotement de sa voix tremblante qui lui demandait de rester cachée.
Pourtant ce mois de mars, dans la fraîcheur de l’air saturé de la pollution des pots d’échappement et des odeurs de sueurs et de nourriture, la colère de cet homme fut démesurément incontrôlable. Stella n’eut pas le temps de se dissimuler comme à son habitude. Mickaël balaya tout le contenu de la table sur le sol d’un revers de la main et se leva d’un bond pour empoigner la fillette avant même qu’elle n’ait eu le réflexe d’esquisser le moindre mouvement :
— Et toi petite garce, tu n’es qu’une bonne à rien comme ta traînée de mère. Tu ne sers à rien, tu es un détritus bon à jeter dans le fleuve. Enfin, disons que toi au moins tu es capable de donner du plaisir à un homme !
Il l’empoigna par ses longs cheveux bruns, malgré toute la rage qu’elle mettait à se débattre, elle ne parvint pas à lui échapper. Il commença sa répugnante ascension sous sa petite robe, lorsqu’une bouteille se brisa violemment sur son crâne.
— Tu ne toucheras pas à ma fille, tu comprends ? Pourriture ! Tu peux me faire ce que tu veux, mais elle, jamais, tu entends, jamais…
— Si tu crois que j’ai attendu ton approbation !
Donna écarquilla les yeux, comprenant alors ce sous-entendu malsain. Elle entra à son tour dans une colère extrême qu’elle avait trop longtemps contenue et tenta de molester l’homme qui avait osé abuser de son enfant. Stella profita des quelques secondes que sa mère lui avait offertes pour se cacher dans le cellier dont la porte était ajourée. Ici, elle était en sécurité, mais hélas, aux premières loges pour voir que Mickaël ne comptait pas en rester là. Il se releva et frappa la femme d’un violent coup de poing au visage qui la fit tomber chaos au sol. Puis, il la rua de coups de pied, tandis qu’elle gisait inconsciente. De longues minutes s’égrenèrent avant qu’elle retrouve la force d’émerger. Le sang ruisselait de sa bouche et de son front, mais elle s’accrocha aux yeux larmoyants de Stella qu’elle distinguait derrière la petite porte du cellier. La fillette n’eut que le temps de lire sur les lèvres de sa maman ce dernier mot : « Pars » quand les coups, d’une brutalité ultime, n’aient raison de ce corps déjà trop affaibli et qu’elle ne rende son soupir final comme un vulgaire animal au sol, baignant dans une flaque rouge, sous le regard jouissif d’un macho dénué de toute humanité.
Dans l’ignorance la plus totale, il attrapa une autre bière dans le frigo et alla s’affaler sur le canapé. Stella, en proie à une détresse immense, ne quittait pas sa mère des yeux tandis que des sanglots silencieux la secouaient violemment.
Elle resta là prostrée, de longues heures, jusqu’à entendre le bourreau ronfler, cuvant son alcool dans une puanteur infâme. Elle se risqua alors à sortir de sa cachette, s’agenouilla près du corps inerte et sans vie de sa douce maman, lui déposa un baiser sur le front et jura de la venger.
Elle partit discrètement de l’appartement et pieds nus, dans le froid de la nuit, elle parcourut les blocs de la 123e rue Ouest qui la séparaient du poste de police le plus proche, ne prêtant même pas attention aux délinquants qui la sifflaient ou lui jetaient des cannettes de bière ni au trafic.
Lorsqu’elle entra dans le commissariat du 28e District, l’agent qui se trouvait à l’accueil découvrit une fillette totalement désorientée, aux vêtements souillés, les mains et la figure ensanglantées. Il se leva immédiatement et s’avança à la hauteur de Stella. Il avait beau poser des questions, celles-ci restaient sans réponse. Immédiatement, il appela l’inspecteur Mac Dowann qui allait terminer son service. L’homme à la quarantaine d’années passées, au visage marqué par un travail prenant et les horreurs auxquelles il était malheureusement confronté au quotidien, avait une silhouette très alerte. Sa chemise froissée et auréolée de sueur prouvait qu’il avait dû enchaîner les heures sans même avoir le temps de rentrer chez lui. Pour autant, lorsqu’il vit cette fillette démunie, gelée, pieds nus et couverte de sang, son instinct de flic ne fit qu’un tour. Il balança sa veste sur son bureau et s’avança vers la frêle victime silencieuse. Il s’accroupit, face à elle, faisant ainsi sauter les barrières d’une quelconque autorité, cherchant juste à établir un contact avec cette enfant choquée. Que pouvait-il bien lui être arrivé ?
Stella leva doucement ses petits yeux noisette, rougis par les larmes, vers l’inspecteur qui ressentit immédiatement un pincement au cœur. Sans un mot, il lui tendit la main et elle le suivit sans contestation. Il l’emmena à l’écart dans une minuscule pièce d’interrogatoire, demandant au passage à l’officier de l’accueil de lui ramener un soda frais. Avec une extrême délicatesse, il fit asseoir Stella et lui proposa la boisson qu’elle attrapa maladroitement. Mac Dowann en profita pour sortir de sa poche son portable qu’il enclencha pour enregistrer la conversation, en le déposant sur la table à côté de lui.
— Comment t’appelles-tu mon enfant ?
— Stella… Stella Grant.
— Quel âge as-tu ?
— Douze ans.
— Où habites-tu ?
— À l’angle de la 123e et de la 7e avenue, au numéro 1105, appartement 18.
— Que t’est-il arrivé, ma chérie ?
Les sanglots de Stella reprirent un moment, puis avec une force de caractère incroyable et le souvenir de la promesse faite à sa maman, elle releva le menton sous le regard de l’inspecteur qui avait saisi subtilement le changement d’attitude de la fillette. Avec un aplomb désarmant, elle commença à raconter l’atrocité de sa soirée, les sévices dont elle avait été la victime depuis de nombreux mois, les menaces, les injures, les coups. Au fur et à mesure de son récit, ses poings se serraient de plus en plus et ses traits se durcissaient. Le chagrin avait déjà fait place à une colère dévastatrice.
— Je te laisse juste un petit moment, le temps de passer quelques appels, d’accord ?
— Vous allez le mettre en prison, n’est-ce pas ?
— Oui Stella, je te le promets.
Mac Dowann contacta les services sociaux pour la prise en charge de la fillette et dépêcha une brigade sur les lieux de l’incident pour arrêter Mickaël Buckley et constater le décès de Donna. Moins d’un quart d’heure plus tard, le téléphone de l’inspecteur sonna et il reçut la confirmation de la déposition de Stella. Le criminel, toujours sous l’effet de l’alcool, fut menotté sans ménagement tandis que le médecin légiste emmenait le corps sans vie de cette maman qui avait lutté jusqu’à la mort pour défendre son enfant d’un prédateur bien trop fort pour elle.
Malheureusement, le calvaire de cette petite âme perdue n’était pas terminé pour autant. Le chemin allait être encore long et semé d’embûches. Quand l’inspecteur pénétra à nouveau dans la salle d’interrogatoire, pour tenir Stella informée, il la retrouva prostrée sous la table, les genoux repliés tout contre son visage. C’était certainement sa façon à elle de devenir invisible lorsque les choses tournaient mal au sein du foyer. Une position de défense qui toucha le cœur de Mac Dowann. Stella était brisée en pleine innocence, au moment où l’on construit sa future vie d’adulte par ses amitiés, l’amour d’une famille unie. Elle n’avait plus rien, plus de parents, plus d’innocence ni de dignité. Comment bâtir une existence sur des fondations inexistantes ?
L’assistante sociale des services de l’enfance arriva et après s’être entretenue avec l’inspecteur, elle rejoignit Stella pour lui expliquer longuement comment les choses se dérouleraient pour elle dans les prochains jours et semaines. Elle allait dans un premier temps être accueillie dans une famille d’urgence, puis emmenée dès le lendemain chez elle pour récupérer quelques affaires personnelles. Et puis le Substitut du Procureur allait la solliciter pour qu’elle témoigne au procès de son beau-père. En aurait-elle le courage ?
Soudain, dans les couloirs du commissariat, on entendit les élucubrations d’un Mickaël menotté et encore passablement ivre, mais conscient de la mauvaise posture dans laquelle il se retrouvait. Il se débattait malgré les deux officiers qui l’empoignaient fermement. Stella se raidit instinctivement en reconnaissant le son de cette voix trop familière. Mac Dowann fit en sorte que Mickaël ne voit pas Stella, mais la fillette était sortie de sa cachette et se glissa entre l’inspecteur et l’embrasure de la porte, pour finalement faire face à son bourreau.
— C’est toi, petite traînée, qui a ameuté la galerie ? J’aurais dû m’occuper de toi comme je l’ai fait avec ta garce de mère !
— Monsieur Buckley, je vous rappelle que tout ce que vous direz sera retenu contre vous.
— C’est bon, on m’a déjà lu mes droits… Mais toi, sale peste, tu ne perds rien pour attendre…
— Enfermez cet individu, ordonna l’inspecteur.
Tandis qu’il passait devant elle sans la lâcher un seul instant du regard, elle s’approcha d’un pas, serrant ses maigres poings et cracha au visage de l’homme qui avait assassiné lâchement sa maman. Mac Dowann s’interposa immédiatement entre la fillette et le beau-père alors que ce dernier, dans une rage incontrôlable fixa encore une fois cette gamine qu’il croyait inoffensive :
— Je te tuerai Stella, comme ta putain de mère…
La voix devint vague, tandis que l’assistante sociale, tout juste arrivée, emmenait Stella loin du poste pour rejoindre le domicile d’une famille inconnue.
— Je viendrai te voir demain, Stella, je te le promets, lui dit l’inspecteur.
Puis il la contempla s’éloigner, chétive, sale, cassée au plus profond d’elle-même et malgré tout si docile. Il décelait en elle déjà une force profonde sous les craquelures de son enfance brisée. Cette affaire le remuait dans ses tripes, pourtant, il avait l’habitude d’en voir des histoires sordides, où des mineurs étaient malheureusement trop souvent impliqués comme victimes collatérales. Mais là, Stella avait une petite étincelle dans le regard, une attitude indéfinissable qui la rendait particulièrement attachante. Il ressentait le besoin paternel de la protéger coûte que coûte et il s’emploierait à faire son maximum en ce sens.
Malgré ses craintes, Stella fut accueillie avec affection dans une gentille famille où la maman, Kate, avait été informée de la situation de cette enfant. Dès son arrivée, cette femme un peu bourrue de prime abord, était intimidante car elle montrait une assurance quelque peu désarmante, mais la douceur qui émanait d’elle, réconforta vite la fillette. Kate prit soin de la laver, de la nourrir, de lui fournir des vêtements propres, avant de la faire coucher dans une petite chambre sobre, sans confort superflu, mais pourtant sécurisante. Stella ne trouva pas le sommeil cette nuit-là, se remémorant en boucle les derniers événements. Si seulement elle avait été plus rapide que Mickaël, si elle ne s’était pas cachée et l’avait frappé avant qu’il ne se défoule sur sa mère. Si seulement… Mais elle ne pouvait rien changer à ce qui venait de se passer et les remords commençaient à la ronger.
Quand Kate la réveilla au petit matin pour qu’elle descende déjeuner, elle trouva le lit vide. Paniquée, elle appela Stella et entendit la douche couler dans la petite salle de bain attenante à la chambre. Elle ouvrit la porte et découvrit la fillette nue sous le jet d’eau chaude, en train de se frotter les bras jusqu’au sang.
— Mon Dieu, Stella, voyons mon enfant, tu te fais du mal…
— Je suis sale, je suis un détritus…
Sans ajouter un mot, Kate ferma le robinet et tandis que la vapeur se dissipait doucement, elle aida Stella à sortir de la baignoire et l’emmaillota dans un peignoir douillet qui sentait bon la lessive et la serra contre elle. Un geste affectueux anodin qui rassura pourtant profondément la fillette. Elle l’habilla d’un petit jean et d’un tee-shirt rouge. Malgré toutes les attentions dont faisait preuve Kate, Stella ne touchait pas à son petit déjeuner et préféra rester derrière la fenêtre de sa chambre provisoire à attendre que l’on vienne la chercher.
À dix heures, l’inspecteur Mac Dowann sonna pour emmener Stella récupérer quelques affaires dans son appartement. Il redoutait cette épreuve pour la petite victime, mais il savait aussi que ce moment allait lui permettre tôt ou tard de faire son deuil et tirer un trait sur ce lieu cauchemardesque.
Quand il gara sa vieille berline en bas de l’immeuble où habitait Stella, le silence était pesant dans la voiture. Déjà, derrière les fenêtres du quartier, des visages pointaient pour observer la scène et voir de leurs propres yeux, celle qui avait fait preuve de courage pour certains ou de trahison pour d’autres. Mac Dowann ouvrit la voiture côté passager et laissa descendre la frêle silhouette qui se mouvait aussi légèrement qu’un fantôme livide et dénué de toutes expressions. Un cordeau de sécurité avait été mis en place devant la porte de l’appartement, mais en montant, on pouvait encore apercevoir les empreintes des petits pieds ensanglantés qui avaient dévalés les escaliers la veille au soir.
Mécaniquement, Stella entra dans la cuisine et regarda la flaque séchée sur le sol, les débris de vaisselle éparpillés aux quatre coins de la pièce. L’inspecteur attrapa l’enfant délicatement par le bras pour la faire sortir de cette scène de chaos et distingua les larmes qui ruisselaient sur les joues creusées. Il l’aida à rassembler quelques affaires personnelles, puis elle pénétra dans le salon où sa maman dormait en dépliant le canapé chaque soir. Elle tira le premier tiroir du buffet d’où elle dénicha une petite boîte de nacre dissimulée sous quelques pulls. Elle l’ouvrit avec précaution et découvrit l’unique bijou de valeur que sa mère avait conservé, mais qu’elle ne portait que rarement, pour ne pas l’abîmer lorsqu’elle faisait ses ménages chez ses clients. La magnifique bague en or surmontée d’une aigue-marine étincelait.
— Je peux la prendre ? demanda-t-elle.
— Oui mon enfant, ta maman aurait aimé que tu la gardes…
— C’est le seul souvenir qu’il me reste d’elle !
— Non Stella, elle est dans ton cœur pour toujours…
— Vous croyez qu’un jour j’arriverai à oublier tout ce qui s’est passé ?
— Je ne crois pas, mais tu apprendras à vivre avec…
Elle enfourna précautionneusement l’écrin de nacre dans son sac, au milieu des quelques affaires qu’elle avait rassemblées, puis ils quittèrent l’appartement. À aucun moment, elle ne se retourna et ne montra un quelconque signe d’attachement à ce lieu qui avait été le théâtre macabre d’une vie souillée, dont l’acte final avait été mortellement destructif.
Elle regarda les rues de New York défiler sous ses yeux vides derrière la vitre de la vieille berline de l’inspecteur Mac Dowann, qu’elle considérait un peu comme son sauveur. Le trafic était dense en cette heure matinale et il leur fallut une bonne heure pour traverser Manhattan et rejoindre le Tribunal de la Cour Suprême où le Substitut du Procureur les attendait pour une audition préliminaire. Dans les affaires de crimes sexuels où un mineur était impliqué, la Justice accélérait les procès pour pouvoir faire bénéficier à ces victimes d’un environnement enfin propice à leur reconstruction physique et psychologique.
Stella se retrouva devant cet immense bâtiment majestueux qui imposait le respect par la simple magnificence de son architecture. Toujours accompagnée de son nouvel ange gardien, elle pénétra dans le hall et suivit l’inspecteur vers un bureau d’une dimension spectaculaire où l’accueillit une femme blonde, grande, le visage sec, d’un âge certainement proche de celui de Mac Dowann. Ils avaient d’ailleurs, l’air de bien se connaître, rien qu’à leur façon de se regarder et de se parler plus familièrement que les convenances l’auraient exigée. Stella prit place sur le siège que lui indiqua la grande dame, tout en observant les lieux. La moquette rouge au sol contrastait avec le blanc immaculé des murs où s’étalaient bon nombre de diplômes prestigieux et certificats en tous genres, mêlés à quelques photos personnelles. Le bureau ancien, mais très cossu, était souligné d’un fin trait doré.
— Stella, je suis Maître Linch, la Substitut du Procureur. Je suis là pour t’aider et rendre justice à ta mère et à toi. Est-ce que tu comprends ?
— Oui.
— Serais-tu d’accord pour me raconter toute ton histoire, comme tu l’as fait hier avec l’inspecteur Mac Dowann ?
— Oui.
— Alors, je t’écoute mon enfant…
Stella, les yeux perdus dans le vide, décrit mécaniquement toutes les horreurs qu’elles avaient vécues, le secret qu’elle avait gardé par peur des représailles de Mickaël, mais aussi pour ne pas faire de peine à sa maman, puis les coups et les insultes au quotidien, jusqu’à la veille au soir, où l’irréparable avait été commis. À la fin du récit insoutenable, Maître Linch se racla la gorge pour reprendre contenance. Il était toujours difficile de conserver son sang-froid, malgré l’expérience, en entendant de telles atrocités.
— Stella, acceptes-tu de témoigner au procès de ton beau-père devant la Cour et le Jury ?
— Il ira en prison ?
— Oh oui Stella, ça ne fait aucun doute.
— Est-ce que je serai à côté de lui ce jour-là ?
— Non, ma chérie, il ne pourra te faire aucun mal et restera loin de toi.
— Alors d’accord…
— Comprends-tu que tu devras raconter devant tout le monde ce que tu viens de me dire ? Dans les moindres détails, sans rien oublier ?
— Oui.
— Tu es très courageuse, ta maman serait fière de toi, tu sais.
Stella ne répondit pas et se mura à nouveau dans un silence salvateur où elle se terrait instinctivement lorsque les émotions la submergeaient trop.
— Il va falloir que je rassemble les différentes déclarations écrites sous serment pour monter le dossier et le présenter au Grand Jury.
— Quand penses-tu qu’aura lieu le procès de Buckley ?
— Pas avant mi-juin, si l’accusation est complète.
Stella leva les yeux vers Mac Dowann :
— Est-ce que tu seras là avec moi ?
— Oui, Stella, je ne te laisserai pas toute seule.
Il se retint de prendre l’enfant dans ses bras et l’invita à sortir un instant de la pièce afin de s’entretenir avec Maître Linch, la confiant à la surveillance d’un agent de sécurité.
— Catherine, il faut absolument que cette enfant bénéficie d’une protection !
— Simon, je le sais, et ne t’inquiète pas, avec les menaces que cette petite fille a encaissées à son domicile et celles au sein même de ton commissariat, il n’y aura aucun problème pour lui faire intégrer ce type de programme. Par contre, je crois que tu t’impliques un peu trop sur cette affaire. J’ai bien vu la façon dont tu la regardes et cette proximité que tu tentes de contenir.
Il se contenta de soupirer, conscient qu’elle avait entièrement raison.
— Simon, ce n’est pas Fiona… et elle ne finira pas de la même façon qu’elle…
— Je sais.
Mac Dowann avait son lot de démons, lui aussi, et essayait de composer avec, comme il le pouvait, mais son métier avait la fâcheuse tendance à réveiller des souvenirs douloureux. Sa fille Fiona avait été victime de viol alors qu’elle n’avait que douze ans, comme Stella. Un soir en rentrant de l’école, au détour d’une rue, sur un trajet pourtant familier. Le suspect n’avait jamais été retrouvé et Fiona n’avait pas réussi à surmonter l’épreuve, malgré toute l’attention dont elle avait bénéficié. Elle avait fini par se suicider à ses quatorze ans, faisant voler en éclats un couple de parents déjà instable. Après leur divorce, l’ex-femme de Simon était partie vivre à l’étranger et lui, avait continué son métier d’inspecteur dans la même ville, dans les mêmes quartiers, ne trouvant sa raison d’être qu’en aidant des victimes de crimes sexuels.
— Sous cette fragilité apparente, je pense que cette fillette est bien plus forte que n’importe quel adulte, elle saura faire face et se reconstruire, j’en suis sûre, Simon.
— Je l’espère de tout mon cœur…
Il sortit de la pièce, la gorge serrée, et prit Stella par la main. Il lui expliqua sur le trajet du retour qu’elle allait devoir rester dans la famille de Kate jusqu’au procès et qu’après, une nouvelle vie commencerait pour elle. Elle n’objecta pas et se laissa porter par toutes les attentions dont elle faisait l’objet depuis quelques jours. Elle savait que la situation n’était que provisoire, mais elle aimait beaucoup Kate et sa personnalité atypique. Un peu excentrique parfois, mais si délicate et rigolote. Elle avait précieusement caché le petit boîtier en nacre qui contenait la bague de sa maman, où elle avait glissé également un des derniers clichés qu’elles avaient pris ensemble lors d’une sortie rien que toutes les deux, et où le bonheur semblait présent, en apparence seulement.
Ainsi, jusqu’au procès, Stella cohabita avec cette charmante dame et une autre jeune victime qui venait d’arriver. Elles discutaient parfois et se surprenaient à imaginer un monde sans violence, sans tristesse, ni chagrin. La fillette ne revit pas l’inspecteur durant plusieurs semaines, mais elle devinait qu’il appelait Kate régulièrement pour savoir comment ça se passait.
Durant ce temps, Catherine Linch monta le dossier en concentrant toutes les déclarations indispensables afin de présenter l’affaire devant le Grand Jury dans un délai plus que raisonnable, comme elle l’avait escompté. Ainsi, une vingtaine de jurés se rassemblèrent au début du mois de mai afin d’examiner les charges retenues contre Mr Buckley en l’absence de la Défense. Ils n’estimèrent pas nécessaire de faire témoigner Stella avant le procès, l’épreuve serait déjà assez traumatisante et ils n’eurent pas non plus à délibérer longtemps à huis clos sur la légitimité des accusations. Le procès fut donc acté pour la fin juin.
Lorsque l’inspecteur Mac Dowann frappa enfin à la porte du domicile de Kate en ce début d’été, Stella reconnut immédiatement sa voix rauque et se glissa dans le couloir pour le voir, lui prenant la main en guise de bonjour.
— Stella, l’audience de ton beau-père se déroule demain matin et comme il a proféré des menaces contre toi, il a été décidé avec Maître Linch que je reste avec toi jusqu’à l’audience au Tribunal. Je vais donc t’emmener dès ce soir. Si tu veux bien rassembler tes affaires, nous n’allons pas tarder à partir.
Stella leva les yeux vers Kate qui ne semblait nullement étonnée. C’était coutume courante que les choses se passent ainsi dans ce genre de procédures.
— Allez, mon enfant, je vais t’aider à tout emballer, il ne faut pas faire attendre l’inspecteur.
En moins de dix minutes, Stella et Kate revinrent de la chambre. La petite valise de la fillette était bien légère car elle avait trié le peu qu’elle avait pour ne prendre que l’essentiel. Quitte à recommencer une nouvelle vie, pourquoi s’encombrer d’objets ou de vêtements insignifiants qui la faisaient encore se sentir sale ? Elle n’avait certes pas oublié son précieux boîtier, la brosse à cheveux de sa maman et la robe que cette dernière lui avait offerte à son anniversaire.
Elle enlaça Kate et la remercia, tandis que cette dame qui n’avait été qu’une branche provisoire à laquelle se rattraper, lui caressa la joue, pleine de bienveillance, en lui faisant promettre de bien prendre soin d’elle et rajoutant que tout ceci n’était nullement sa faute. Stella acquiesça et prit à nouveau la main de l’inspecteur pour partir sans se retourner, encore une fois.
Mac Dowann emmena Stella pour la nuit dans un petit motel bas de gamme dont il connaissait le gérant, pour avoir déjà fait appel à ses services, dans des cas similaires. Si le confort n’était pas au rendez-vous, la discrétion était, par ailleurs, assurée. Stella s’installa sur l’un des lits une place de la chambre et alluma la télé, ne prêtant que peu d’attention à la pizza que Simon avait fait livrer. Puis elle se mit à observer l’inspecteur avec insistance, jusqu’à ce que ce dernier s’en aperçoive.
— Qu’est-ce qu’il se passe ma petite ?
— Pourquoi tu sembles si triste quelques fois ?
— Je ne le suis pas.
— Si, quand tu me regardes, je sens que tu es triste parfois. Ce n’est pas de ta faute ce qu’il m’arrive.
— Oh Stella… Ça serait trop long à t’expliquer…
— On a le temps, non ?
— Oui, en effet !... Ma fille a vécu un calvaire similaire au tien, mais elle ne s’en est jamais remise et a préféré…
— Tu as peur que je fasse pareil ?
— Disons que je sais le mal que peut faire ce genre de méchancetés sur un enfant et j’ai toujours l’impression de ne pas être à la hauteur pour aider.
— Pourtant tu t’en sors très bien et tu devais être un bon père…
— Merci Stella…
— Je suis désolée pour ta fille, mais moi, je ne ferai pas ça. Maman m’a toujours fait promettre de vivre et d’en profiter.
— Elle avait raison et tu es très courageuse et intelligente.
— Non, Mickaël disait que j’étais un détritus, que je ne servais à rien, que j’étais stupide…
— Ton beau-père est malheureusement malade et alcoolique, tu ne dois en aucun cas croire en ses paroles. Tu es une belle personne à l’intérieur et je suis sûr que tu deviendras quelqu’un de bien, Stella…
Ce soir-là, elle eut du mal à s’endormir car l’épreuve du procès l’effrayait un peu, surtout le fait de revoir son bourreau. Quant à Mac Dowann, il ne ferma pas l’œil de la nuit, enchaînant cigarette sur cigarette. Les paroles de Stella l’avaient bouleversé, mais en même temps, l’aplomb dont elle faisait preuve et la maturité de ses réflexions le désarmaient totalement. Saura-t-elle s’en servir au moment opportun pour faire tomber définitivement cette ordure de Buckley ?