top of page

Chat échaudé craint l’eau froide.

 

 

La première fois que cela m’était arrivé, j’avais pensé que je n’avais pas de chance. Que c’était un mauvais coup du Destin, du Hasard, ou de tous les dieux réunis ! Mais que, somme toute, cela allait passer. Et, comme bien souvent dans mon existence, je m’étais trompée dans les grandes largeurs. Qui, à part moi, aurait pu croire un seul instant que la mort d’un homme survenue pendant ma démonstration de pâtisserie n’aurait aucun impact sur ma carrière ? Personne à part votre serviteur, paralysé par la vision d’une amande avalée de travers.

Ce maudit fruit sec était, au départ, sagement posé sur mon biscuit financier. C’était d’ailleurs ce qui avait attiré l’attention du quinquagénaire, ravi de présider le jury d’une fête où il y avait « quelque chose de mangeable pour une fois », selon ses termes. Il aurait sans doute mieux valu pour tout le monde que le pauvre homme se tienne éloigné de mon stand, même si ce genre d’accident devait bien arriver quelque part ailleurs, à quelqu’un d’autre. Forcément. J’étais restée immobile une fraction de seconde tandis que mon client s’étouffait, avant de bondir hors de ma guinguette pour appeler au secours. On l’avait secoué dans tous les sens, on avait pressé son estomac, puis cherché à le retourner comme un gant, mais rien n’y avait fait : il était ressorti de la fête de l’automne les pieds devant. Les plus amers auraient dit qu’au moins, il était dans le thème des festivités si l’on considérait que nous n’étions pas loin d’Halloween. Je n’étais pas de ceux-là. Ce triste événement m’avait néanmoins attiré quelques sympathies, y compris celles de mon chef. Il semblait cependant plus préoccupé par le fait que je sois confrontée à la notion de mort, que par le décès du pauvre homme en lui-même. Je m’étais bien gardée de lui dire qu’à trente-deux ans j’avais déjà eu affaire à un certain nombre de deuils. Sa largesse était allée jusqu’à me donner un après-midi de congés pour me remettre de mes émotions et je n’avais pas craché dessus. Cette petite cachotterie avait beaucoup fait rire Amanda Mills, ma colocataire et amie.

— Mais c’est qu’on prend du galon demoiselle ! On devient une rebelle ! s’était-elle moquée gentiment.

Elle avait raison bien sûr : c’était sans doute la pire infraction que j’avais commise dans ma vie. Ça et me garer sur un trottoir — ce qui m’avait d’ailleurs valu une prune. Le karma était quelque chose que je prenais très au sérieux parce qu’il ne me loupait jamais. Mais Amanda avait heureusement toujours le chic pour me redonner le sourire. Généralement époustouflante avec son mètre soixante-cinq et ses courbes bien ajustées dans des tenues impeccables, elle était du genre inoubliable. En outre, Amanda veillait à être aussi élégante que possible : elle n’avait pas son pareil pour porter du vintage avec une classe qui aurait fait pâlir d’envie Audrey Hepburn en personne. Aussi brune que moi, mais avec une peau d’une douce nuance caramel tandis que je me rangeais du côté des crèmes au lait, nous formions un duo très bien assorti. Comme si sa personnalité pétillante ne suffisait pas, Amanda avait aussi eu la bonne grâce de me laisser payer mes factures à coup de pâtisseries, plutôt qu’avec de la monnaie sonnante et trébuchante, lorsque les fins de mois étaient difficiles pendant mon apprentissage. Cela la rendait évidemment imbattable en termes de cohabitation et d’amitié. Sa conception du rangement l’était nettement moins, mais on a les défauts de ses qualités, n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, cela n’avait surpris personne qu’une fille si solaire et pleine d’humour se soit rapidement tournée vers les métiers de la communication.

La seconde occurrence, en revanche, avait suscité un certain effroi. Même Amanda n’avait pas trouvé le moyen d’en rire. Je venais à peine de sortir le gâteau des cuisines pour qu’il puisse passer dans la salle de bal : c’était une pièce montée traditionnelle. J’avais pris beaucoup de plaisir à la réaliser, l’agrémentant de petites fleurs en sucre et en pâte d’amande. Les choux étaient bien ronds, garnis de praliné et recouverts d’une fine couche de caramel. Pas ce mortier infâme sur lequel on s’est tous, un jour, brisé une dent ou entaillé la gencive. Non, j’avais veillé à faire un caramel onctueux et très fin. Les choux paraissaient lustrés et donnaient faim, même à moi alors que j’en avais englouti un nombre indécent — il ne fallait pas gâcher ceux de secours qui n’avaient finalement rien à faire sur la pièce montée, mais tout à voir avec mon estomac.

Lors d’un mariage, une pièce montée est un classique, tout le monde le sait. Surtout pour un grand mariage comme celui-ci, dans lequel les familles n’avaient pas regardé à la dépense. J’avais glissé le gâteau sur un beau plateau d’argent, paradé quelques instants dans la salle réunissant une cinquantaine de convives et l’avais déposé devant une mariée à croquer dans son amas de tulle blanc cassé. Elle avait elle-même découpé les parts et tendu la première assiette à son père. Il n’avait pas résisté et gobé directement l’un des choux. J’avais retenu mon souffle, non pas parce que je venais de me souvenir de ma première expérience mortuaire, mais parce que j’espérais que la pâtisserie serait à la hauteur des attentes. Et elle l’avait été. Trop. Le père de la mariée avait dévoré son assiette, riant et festoyant, s’extasiant sur ce dessert qui lui faisait retrouver toute sa jeunesse. Il en avait repris à quatre reprises et avait tant ri en les enfournant sans discontinuer qu’il en avait fait une syncope. Son corps était soudainement devenu mou, son visage s’était figé sur un éclat de rire, juste avant qu’il ne s’évanouisse et ne se brise le crâne sur l’estrade en chêne massif où se trouvait la table des mariés. Les cris avaient fusé tandis que le sang venait imbiber le bois lustré. Le rouge sombre avait quelque chose d’infamant au milieu du décor végétal et un brin pompeux du mariage. Je n’avais pas vu ce qu’il s’était passé ensuite. J’étais sortie de là comme une somnambule. L’affaire avait bien sûr fait la une : « Des noces virent au drame pour un chou de trop » avait titré le quotidien national, suivi des immanquables « Il meurt de rire au mariage de sa fille ». Des commentaires vulgaires et faciles. Mon chef m’avait lu tout l’article, partagé entre une satisfaction évidente — le gâteau était manifestement une merveille — et l’horreur de la situation. Je n’étais pas sûre que ce fût une publicité très appropriée et lui non plus.

Suite à ce malencontreux accident, un certain malaise s’était installé petit à petit à la pâtisserie dans laquelle je travaillais. « Le palais du sucre » était du genre traditionnel. La boutique existait depuis des lustres et chacun de ses propriétaires avait été un chef émérite. C’était aussi le cas de Patrick Vertepin, le chef actuel qui dirigeait l’entreprise d’une main de maître, paternel, mais ferme. C’était une petite institution de la capitale et un honneur d’y travailler, même si je trouvais le décor exagérément froid et moderne. Trop de chrome et d’espaces vides soi-disant épurés.  

Personne n’y ignorait désormais mon aventure tragique à la fête de l’automne quelques mois plus tôt. Avec ce mort en plus, mes collègues devinrent prudents, voire superstitieux et craintifs. Ils me jetaient des regards en coin, s’éloignant de plus en plus souvent de mon poste de travail. Je tâchais de ne pas leur en tenir rigueur, mais j’étais profondément troublée. Seul le chef osait encore m’approcher et je lui en étais très reconnaissante. Il allégeait le poids de mes journées et les mauvais souvenirs qui m’assaillaient par flash lorsque je captais les effluves de caramel.

Au fil des mois, j’avais donc pris l’habitude de ne plus travailler ce fichu nappage, d’arriver avant les autres et de partir après eux pour éviter de mettre tout le monde dans l’embarras. J’avais aussi appris à me débrouiller seule, à être au four et au moulin. L’avantage était que j’avais fait des progrès gigantesques. L’inconvénient était que je ne supportais presque plus personne autour de moi et encore moins les messes basses. Elles sont pourtant monnaie courante dans une cuisine et pas seulement parce que nous nous racontons nos petits secrets entre pâtissiers. 

Une ambiance calme et concentrée est un atout inestimable dans ce métier, mais cela ne veut pas dire que nos cuisines sont des lacs paisibles. On y entend des moteurs de batteurs, des coups de rouleaux à pâtisserie, des bruits de vaisselle et de casseroles. Parfois, c’est l’exaspération d’un chef ou une querelle entre équipiers qui retentit. Bref, on y entend la vie. Mais, depuis le mariage tragique, seuls quelques murmures s’élevaient au « Palais du sucre ». Le bruissement des conversations essayant de couvrir tout ce fatras habituel me manquait cruellement, car j’étais persuadée que tous ces chuchotements étaient à mon propos. Et je savais ce que l’on disait de moi : que je portais malheur. Aucun de mes collègues n’avait jamais connu un pâtissier qui se retrouvait dans ma situation. Encore moins deux fois de suite. Je doutais même qu’ils en aient connu un seul. 

J’étais devenue une curiosité qui leur avait fait développer des réflexes malsains. On ne passait plus dans mon dos par exemple, ou bien l’on ne partageait pas ses instruments avec moi. Et surtout, on veillait à avoir toujours un porte-bonheur sur soi. Le chat noir rôdait trop près de la mort pour mes estimés collègues.

« Le chat noir », c’était ainsi qu’ils m’avaient baptisée, à cause de ma longue chevelure brune et mes yeux d’un noir d’encre. J’aurais préféré quelque chose comme « Blanche-Neige » ou « La princesse des Ténèbres », mais mon équipe manquait singulièrement d’imagination. Ou ne partageait pas mon goût des histoires de princesses et de revenants, c’est selon. Mes cruels homologues avaient au moins choisi quelque chose qui collait avec mon goût pour les félins, bien qu’ils se soient lamentablement trompés de couleur et que ce fût sans doute un hasard. Je possédais en effet un chat au pelage de rouille. Bien évidemment, seul mon moi intérieur profitait de toutes ces réflexions. Je n’osais piper mot de peur que cela ne s’ajoute à la liste des reproches que l’on me faisait déjà, plus ou moins à mots couverts. Quoi qu’il en soit, je ne désarmais pas, parce que ce n’était tout simplement pas dans mon caractère. C’était la raison pour laquelle le chef Vertepin m’avait laissé ma chance ce soir. 

Je me redressai, toute fière, dans ma tenue d’un blanc lustré, prête à tenir le crachoir à tout le monde. Le buffet de mignardises était bien disposé, je venais de déposer au centre l’entremets au chocolat qui devait sublimer tout le reste. Quelques feuilles d’or s’agitaient sur le glaçage miroir, au gré des allées et venues des convives. Je me reculai pour admirer la table et n’y trouvai rien à redire. 

Je me glissai donc sagement à ma place : bien au fond, à droite des tables. De là, j’aurais tout le loisir de voir les visages des invités lorsqu’ils dégusteraient les différents gâteaux, tout en surveillant les réactions et le ravitaillement si besoin.

Mes cheveux ondulés étaient retenus par un petit foulard vert et blanc, assorti à ma tenue aux couleurs de la pâtisserie Vertepin, dégageant ainsi l’ovale de mon minois plutôt avenant. Une fois n’est pas coutume, j’avais abandonné mon look décontracté et fait très attention à mon apparence. Amanda m’avait généreusement maquillée, m’évitant la disgrâce de ressembler à une voiture volée si je m’en étais chargée. Je voulais non seulement bien présenter en cette occasion inespérée, mais aussi être à la hauteur du gratin qui se pressait dans le théâtre des Champs-Élysées pour congratuler le chef d’orchestre, les ténors et les cantatrices.

Le théâtre avait fait peau neuve dernièrement, ne délaissant pas pour autant les fastes qui avaient accueilli des géants comme Stravinsky ou Debussy. Des compositeurs que j’aimais écouter un jour de repos, un roman et mon chat sur les genoux, avec, de préférence, un bon gâteau et le bruit de la pluie frappant les carreaux. Ce soir était donc l’occasion rêvée de savourer ma victoire, de plaire à un public raffiné, dans un décor exceptionnel. J’allais prouver à tout le monde que j’étais une femme fiable, qui avait simplement été victime de malchance. Deux fois. Et non, je ne croyais pas à ce vieux proverbe affirmant qu’il n’y en avait jamais deux sans trois. Je ne voulais pas y croire.

Ce soir, j’avais l’impression de faire partie de l’histoire avant l’heure, ce qui me rendit un brin euphorique. Je laissai mon corps se balancer doucement sur la musique que j’imaginais emplir bientôt le théâtre, m’appuyant tantôt sur mes talons, tantôt sur la plante de mes pieds. Il y avait quelque chose d’enfantin et de gracile dans ce mouvement quasiment inconscient. Pour peu, j’en aurais ri. 

J’avais passé des heures sur ce buffet et sur la liste des invités. J’avais choisi les ingrédients les plus frais, astiqué mes ustensiles et la cuisine comme jamais. Pas une miette n’y traînait, pas un gramme n’avait été ajouté pour dénaturer les recettes. Il n’y avait pas une seule graine, un seul fruit sec ou autre joyeuseté qui permette à un malencontreux accident de se produire. Rien, que dalle, nada. Mon agitation se mua en un sourire radieux, étirant mes lèvres couleur framboise et faisant jouer mes pommettes.

L’orchestre tout entier s’avança, admirant les mignardises. Je leur indiquai poliment les différentes saveurs, veillant à être disponible, mais pas envahissante. Le rocher coco s’écoula tout de suite, de même que la bouchée chocolat. En revanche, personne ne toucha à l’entremets, ce qui me surprit. Lorsque la foule se dispersa un peu, je réagençai la table, mettant au premier plan les tartelettes au citron et la soupe de fraises, puis déplaçai l’entremets pour que les lumières LED se reflètent dans le glaçage. Ce fut ce moment que choisit une grande femme, flottant dans une robe à franges d’un autre âge, pour s’avancer vers moi. Elle désigna le gâteau avec un petit sourire en coin : 

— Vous vous donnez du mal pour rien, les gens ici ne mangent guère !

Je cillai, arrêtant mon geste.

— Comment ça ? soufflai-je, ne souhaitant pas paraître impolie.

La femme se tourna, désignant l’assistance qui riait et bavassait.

— Tous ces messieurs-dames sont condamnés à une hygiène de vie draconienne s’ils veulent conserver leur voix. Vous n’avez jamais entendu parler de La Callas ? Trop d’abus et pfuit, plus de jolies chansons.

J’ouvris la bouche, médusée, et pointai du doigt les verres dans les mains des convives sans parvenir à articuler correctement le fond de ma pensée. La femme rit du nez.

— Oh ça ? Ils sont tous persuadés qu’on élimine mieux l’alcool que le sucre et le gras. Moi, en revanche, ma carrière est derrière moi et j’ai bien l’intention de remplir cette robe. Allez, mon petit, donnez-moi un peu de ces fruits défendus !

Je m’exécutai, découpant le gâteau avec empressement. Le crémeux à l’orange contenu à l’intérieur coula doucement lorsque je déposai la portion dans une belle assiette en porcelaine. La femme y planta aussitôt sa fourchette et ses épaules s’affaissèrent tandis qu’elle gloussait. Elle retira le couvert de sa bouche marquée par des rides et s’extasia : 

— Divin… Ces imbéciles ne savent pas ce qu’ils ratent !

Elle dévora sa part en quelques instants et m’en demanda une autre, avant de s’éloigner d’une démarche chaloupée, satisfaite de savourer son petit plaisir. Je souris doucement : c’était précisément ce que j’aimais dans mon métier. Je voulais voir les gens sourire, se régaler d’un gâteau avec lequel ils célébraient quelque chose ou se remontaient le moral. La pâtisserie, c’était du bonheur en barre chocolatée et en meringue. 

La démonstration de l’ancienne cantatrice me valut quelques curieux de plus. Au moins, je ne faisais pas totalement chou blanc. Quelques soupes de fruits s’égrainèrent à leur tour dans la salle. Le bruit d’un gobelet qui chute attira soudain mon attention, au moins autant que le cri retentissant qui se répercuta contre le haut plafond couvert de feuilles d’agapanthe en plâtre. Une peur panique me vrilla l’estomac et une sueur glacée couvrit mes bras. Pitié, non… pas encore.

Un attroupement se fit brusquement au centre de la salle, les gens s’affolèrent, les téléphones vibrèrent. Je n’osai pas bouger d’un pouce. Je ne voulais surtout pas être trop près de l’homme qui était à terre. Je ne vis que ses jambes engoncées dans son pantalon de smoking et cela me suffit. L’ancienne cantatrice croisa mon regard et secoua la tête, négativement. Seigneur, cet homme était mort. Je reculai, heurtant le mur. Ma main se crispa sur ma veste d’uniforme lorsque j’entendis le nom de l’homme et que les flashs crépitèrent. Bien sûr, la presse était présente pour couvrir l’événement. Les voix se mélangèrent dans ma tête, m’emplirent les oreilles, tandis que j’essayai de suivre ce qu’il se passait : 

— C’est Alejandro Massilini, le ténor… 

— L’ambulance est en route, mais je crois que c’est trop tard.

— Quelle horreur, sûrement une crise cardiaque !

Quelqu’un passa si près de la table qu’il faillit emporter la nappe et tout ce qui reposait dessus. Je la rattrapai de justesse, me retrouvant nez à nez avec un homme aux yeux globuleux, arborant un badge sur sa veste de costume défraîchie. Et un appareil photo. C’était un journaliste et il eut le malheur de me reconnaître. Il me toisa un instant et leva vivement son appareil avec un sourire : 

— La pâtissière mortuaire a encore frappé ! On ne vous arrête plus, mademoiselle, gloussa-t-il.

L’ensemble de la salle se tourna vers moi par vagues, les derniers rangs imitant les premiers qui me dévisageaient avec un mélange de perplexité et d’horreur. Je retins difficilement l’impulsion qui me poussait à courir. Cela aurait sonné comme un aveu, même si mon seul désir était de disparaître sous terre à cet instant précis. Je restai obstinément à ma place, les mains crispées sur le tissu de la nappe, refusant de répondre aux questions qui pleuvaient sur moi. La cantatrice amatrice de sucre vint à ma rescousse, me tirant par le coude vers les coulisses.

— Ça va aller mon petit ? demanda-t-elle soucieuse.

— Oui, je… je crois, croassai-je.

Ça n’allait pas du tout, mais comment le lui dire ? Elle patienta avec moi, jusqu’à ce qu’une sirène stridente nous vrille les tympans. L’ambulance emporta le corps, constatant ce que tout le monde avait déjà compris : heure du décès à neuf heures quarante-cinq. Je retins mon souffle lorsqu’ils passèrent près de moi et la cantatrice me tapota maternellement le bras, comme pour me rassurer. Je saisis sa main sans m’en rendre compte et nous restâmes un instant, seules contre tous. On ne m’autorisa même pas à ranger mon stand lorsque la gendarmerie vint prendre nos dépositions. Le gobelet de soupe de fraises fut ramassé sans que je m’en aperçoive tout de suite. Cela dit, ils pouvaient toujours analyser ce qu’ils voulaient, ce morceau de papier recyclé ne pouvait pas être responsable d’une crise cardiaque.

 L’officier qui nota tout mon compte-rendu de la soirée en convint : 

— C’est la routine. Soline Fontaine…, ajouta-t-il en se grattant la joue avec son stylo, ce nom me parle. Pourquoi ?

— Je…, commençai-je, en ne sachant pas comment expliquer la situation sans creuser ma propre tombe.

Le gendarme attendit poliment. Mais il voulait une réponse, c’était évident. Je choisis une demi-vérité.

— Je suis passée dans le journal il y a quelques mois.

Il opina, sans chercher à en apprendre davantage et se tourna vers la femme près de moi.

— Vous, je suis sûre de vous connaître… 

— Je suis Sofia Ivanovna mon cher, la plus grande cantatrice de ces trente dernières années ! renifla-t-elle avec dédain.

L’homme sourit en essayant d’écrire son nom correctement, pas impressionné pour deux sous.

— C’est ça, ma grand-mère écoute vos disques en boucle ! dit-il bon joueur.

À la place de Sofia, je ne suis pas sûre que je l’aurais bien pris, mais elle se contenta de lever le menton, l’air encore plus hautain. Un toussotement attira soudain mon attention et je fus paralysée par la vision de Patrick Vertepin qui se tenait devant le stand. Il avisa la table, les bras croisés, l’œil éteint. Il n’avait touché à rien et je compris que j’étais perdue. Il se tourna, me lançant un regard colérique avant de me faire signe de le suivre. Je saluai Sofia, la remerciant pour sa gentillesse, puis j’obéis, consciente que je n’avais rien à dire pour ma défense et que c’était bien inutile.

Il me guida, sans un mot, à travers un dédale de couloirs. Une petite porte nous permit de déboucher dans une cour à l’arrière du théâtre. Le froid dehors était encore mordant et j’étais sortie sans la moindre écharpe ou protection. Ma veste d’uniforme était en coton léger, pas assez épaisse pour m’abriter correctement. Je tremblai, sans savoir si c’était vraiment à cause de la température. Nous étions à peine au début du mois de février. La nuit était claire et humide. Tandis que mon chef parlait, je songeai à la chaleur de mon foyer, à mon chat et mon amie, que j’allais retrouver et dont j’aurais grand besoin. J’essayai de relativiser. Il y avait moins bien loti que moi, c’était certain.

— Tu comprends ? répéta mon chef.

Je reportai mon attention sur lui, sans répondre. J’avais manqué une bonne partie de son discours, mais je saisis l’essentiel rien qu’à sa posture. 

Il soupira, passant nerveusement une main dans sa chevelure poivre et sel.

— Soline, bon sang ! Comment t’es-tu débrouillée ? Je ne pourrai jamais justifier ça à la pâtisserie ni au monde !

— Je n’ai rien fait, répondis-je seulement.

Le chef Vertepin me regarda, sa colère envolée. Je ne lus que de la pitié dans ses yeux fatigués.

— Quand bien même. C’est notre renommée qui est en jeu. Personne ne voudra plus manger nos réalisations s’ils ont peur de mourir parce que tu es dans nos locaux !

J’attendis que le couperet tombe, ce qui ne tarda pas.

— Je veux ta démission à la première heure. Sans quoi, je te licencierai pour faute professionnelle. Je suis désolé, mais je dois aussi penser aux autres, et à ma réputation.

Je serrai les poings avec vigueur. Oui, j’avais compris. Cela n’en restait pas moins injuste et révoltant. Il secoua la tête en me regardant par en dessous.

— Tu es une excellente pâtissière. Va parcourir le monde, fais-toi oublier un peu. Je te ferai une lettre… 

— C’est inutile. Comme vous venez de le dire, personne ne voudra de moi, même pour une formation, répondis-je fraîchement.

S’il y avait bien une chose que je détestais, c’était qu’on me prenne pour une idiote.

— Dans ce cas, monte ta propre entreprise. J’ignore si ça peut marcher, mais c’est la seule option qu’il te reste… 

Il me salua brièvement et fit mine de rentrer dans le théâtre. Je repensai soudain à la table et aux gâteaux abandonnés. Il allait certainement tout jeter : qui voudrait encore manger tout ça ? Je pivotai vers lui, une main sur mon cœur, pour en calmer les battements furieux.

— Les gâteaux… est-ce que je peux les emporter ? Vous n’avez qu’à les déduire de mon salaire.

Le chef se tourna à peine vers moi, si bien que je ne distinguai que son profil, éclairé crûment par les réverbères de la rue.

— Je te les offre, répondit-il tout bas.

Sans un mot de plus, il partit. J’attendis une petite minute avant de le suivre, cherchant à faire refluer mes larmes. Plutôt crever que de leur montrer ma peine. Je remontai à travers les couloirs, me trompant deux fois de direction, mais je finis par regagner la salle de réception qui s’était considérablement vidée. Sofia Ivanovna n’était plus en vue, j’avais bien fait de lui dire au revoir un peu plus tôt.

Avec des gestes saccadés, je rangeai les quelques mignardises, fit couler les gobelets de soupe de fraises dans le grand thermos qui l’avait contenue à l’aller et glissai mes doigts sous le socle de l’entremets. Harnachée comme si je partais en guerre, mais avec des gâteaux pour seule munition, je sortis du théâtre le plus dignement possible. Je m’avançai la tête haute, comme une reine de bal méprisant les autres. Comme Sofia, qui m’avait avertie que ces gens étaient des imbéciles. Les quelques personnes encore présentes me suivirent du regard, et, galvanisée par la colère, je résistai difficilement à l’envie de me montrer grossière. Heureusement pour eux, tous mes doigts étaient occupés ailleurs.

bottom of page